L’impossible relocalisation industrielle ?
La rareté en locaux d’activités et foncier disponible à Grenoble aura-t-elle raison de l’ambition de reconquête de souveraineté industrielle ? Loin d’être une vue de l’esprit, la situation en région grenobloise amène les professionnels à tirer la sonnette d’alarme. La prise de conscience collective est pourtant bien présente. Alors comment agir ? Réponses et état des lieux.
Aucune disponibilité supplémentaire ou si peu, à mettre en regard des nombreux projets industriels. De mémoire, les professionnels de l’immobilier d’entreprise n’avaient jamais vu cela. La demande émanant des entreprises locales – Telenco, groupe ECM, Minitubes… sans compter celle des start-up qui s’industrialisent, est pourtant soutenue. Quelles en sont donc les causes ?
La première est à rechercher dans une géographie contrainte. « Quand on retire les espaces de montagne, les zones à risque d’éboulement, glissement de terrain ou d’inondation, et les espaces urbains ou agricoles, il ne reste plus beaucoup d’espaces disponibles pour les aménageurs. Les projets se déroulent désormais dans les interstices », observe Jean-Luc Roux, directeur associé du groupe Degaud, et gérant du cabinet Agate géomètres-experts. L’époque de la création de grandes zones d’activités, réalisées essentiellement dans les années soixante-dix et quatre-vingt à l’initiative des collectivités – Inovallée (ex-Zirst de Meylan), Centr’Alp, Technisud, Saint-Égrève, Crolles, Saint-Martin-d’Hères, Comboire, Pont-de-Claix, Champ-sur-Drac – et les visions politiques qu’elles sous-tendent appartiennent résolument au passé. À l’ère de l’expansion a succédé celle de la rareté. Et si la tension dans la gestion des espaces ne date pas d’hier, elle culmine en 2024 à un niveau rarement atteint. Car aux caractéristiques géographiques de l’Y grenoblois s’ajoute l’inflation des normes et règlements pesant sur les opérations.
Le temps du réglementaire
Loi sur l’eau, loi Climat et résilience d’août 2021 introduisant l’objectif ZAN (Zéro artificialisation nette) ou le décret tertiaire… les nouvelles dispositions constituent de véritables révolutions, à la fois conceptuelles et très opérationnelles, pour les aménageurs ou gestionnaires de biens. Si les acteurs économiques n’en contestent pas l’intention, ils sont plus mesurés quant à leurs conditions d’application. Conceptions restrictives des textes et principe de précaution tendent à gagner du terrain.
Les professionnels de l’immobilier en multiplient les exemples : un terrain à Veurey-Voroize recueille toutes les autorisations locales pour accueillir une grande enseigne de location de matériel. Les architectes réalisent un projet, qui fait l’objet de plusieurs allers-retours avant d’être validé par la collectivité. Mais lors d’une réunion associant toutes les parties prenantes – dont le dirigeant de l’enseigne nationale venu spécialement signer le dossier – est découvert un risque de changement de destination du foncier. Vérification faite, le terrain vient effectivement d’être classé « zone humide ». Le projet développé pendant plus d’un an et mobilisant d’importantes ressources tombe instantanément à l’eau…
De nouveaux procédés constructifs à mettre en œuvre
Autre illustration : près de 150 M€ ont été investis en plus de 10 ans dans l’aménagement des berges de l’Isère, de Pontcharra jusqu’à Grenoble. Il s’agissait de prémunir du risque de crues les 40 km de zones naturelles et agricoles et zones urbanisées concernées. Mais aucune parcelle n’a, depuis, été libérée pour des projets d’aménagements (logements, activités économiques…). Ceux-ci s’inscrivaient pourtant parmi les objectifs attendus des travaux, justifiant un montant considérable d’investissements publics. « C’est d’autant plus incompréhensible que nous savons adopter des procédés constructifs – relèvement des sols, construction sur pilotis, intégrant les risques d’inondation, à l’exemple de ce qui a déjà été fait pour une extension industrielle à Voreppe », soulignent les professionnels de la Fnaim Entreprises de l’Isère.
Un développement économique entravé
Un troisième exemple concerne, cette fois, la friche Allibert. Proche de Grand’Place, à cheval sur Grenoble et Échirolles, l’opération se répartit à 90 % et 10 % entre ces deux villes. Elle consacrera près de 10 hectares pour l’activité économique, que l’agglomération a souhaité affecter à la filière de la transition énergétique. « C’est une opération sans cesse reculée, initialement prévue pour 2024, maintenant annoncée pour 2027. Elle aura mis près de 15 ans à sortir ! », s’étranglent les professionnels. « Nous touchons du doigt l’inadéquation des temps politiques et réglementaires avec ceux de l’économie. Car pendant ces délais, ce sont des projets d’implantation industriels qui ne se font pas en région grenobloise », insistent-ils.
Un projet d’investissement d’une société sud-coréenne que tout porterait à investir dans la région, de par les caractéristiques de son activité, ne trouve ainsi pas de disponibilité foncière. « Quant aux projets d’extension, d’investissement dans de nouvelles capacités industrielles portés par les entreprises ou start-up du territoire, ils sont retardés, patinent… ou ne se feront pas ici. C’est toute l’attractivité de la région grenobloise qui peut être mise à mal », poursuit la Fnaim Entreprises. Toutes les collectivités témoignent de la difficulté, dans un tissu dense, à dégager de l’espace pour accueillir des entreprises à forts enjeux, dont elles souhaiteraient pourtant voir l’implantation.
La préférence à l’immobilier de bureau
Autre écueil : la préférence affichée des collectivités pour le tertiaire ou l’immobilier de bureau. Le point de déséquilibre est ainsi atteint à Grenoble, avec une situation de quasi-surstock en bureaux neufs, s’accompagnant d’une grave pénurie de locaux industriels. Pour la Fnaim Entreprises, « cette situation doit nous interroger et mobiliser l’ensemble des acteurs de la chaîne immobilière pour un rééquilibrage nécessaire. L’économie est un tout, avec des interdépendances étroites. L’industrie génère des activités tertiaires à haute valeur ajoutée, des commerces, de la restauration. De même, il n’y a pas de commerce, d’alimentation, ni d’industrie sans stockage et transport associés ». Transport, logistique… les mots qui fâchent sont lâchés. Un sujet d’une extrême complexité dans les zones à forte densité.
De façon indirecte, le secteur du BTP en fait les frais. « Nos entreprises comprennent le facteur de la rareté des espaces. Mais toute opération d’aménagement, y compris de voiries pour créer des pistes cyclables ou des espaces végétalisés, nécessite d’acheminer des matériaux. Faire venir nos véhicules de plus en plus loin et multiplier les allers-retours, sans relais ou espaces sécurisés dans l’agglomération, constitue un non-sens pour l’environnement », étaye Bertrand Converso, président de la fédération du BTP Isère.
Des enjeux considérables d’adaptation et d’investissement
Mieux utiliser l’espace en construisant en hauteur, en créant des parkings silos, en densifiant à chaque fois qu’il est possible les constructions, sont à présent des pistes couramment traitées par les aménageurs.
Mais comment agir sur les zones et parcs d’activités élevés entre les années 1970 et 2000, et dont les modèles de développement n’ont plus cours, concourant à l’inadéquation entre l’offre et la demande ? Comment organiser la mixité des espaces, pour des territoires aux fonctions bien équilibrées entre habitat, activités économiques, services publics, agriculture, et répondant aux enjeux de souveraineté économique et alimentaire ? Comment, enfin, prendre en compte les investissements considérables en termes de transitions énergétique et écologique, sur les bâtis industriels ou de bureaux existants ? Plus qu’une évolution, c’est d’une révolution qu’il s’agit. Tous les acteurs impliqués dans la chaîne de l’immobilier d’entreprise en prennent la mesure.
E. Ballery
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