Comment la formation prend-elle le virage du distanciel ?
Organiser la continuité d’enseignement et de formation dans un contexte de confinement a contraint l’ensemble du secteur à opérer la mue du distanciel. Quelles ont été les pratiques pour s’adapter au contexte sanitaire ? Qu’en restera-t-il et comment les acteurs abordent-ils le devenir des process d’apprentissage ? Réponses auprès des acteurs de la formation initiale et continue.
2020 s’impose comme une année charnière pour la formation. Contraints de basculer en distanciel en seulement quelques jours au printemps dernier, les organismes de formation et établissements d’enseignement supérieur ont dû accélérer leur stratégie digitale et la mettre à l’épreuve de la réalité. D’après une enquête du Forum des acteurs de la formation digitale (FFFOD) de novembre dernier, 79 % des organismes de formation ont mis en place du distanciel pendant le premier confinement afin d’assurer la continuité pédagogique. Une révolution dictée par une crise sanitaire qui a conduit l’État à débloquer 360 M€ dans le Plan de relance pour les accompagner dans la digitalisation de leur offre : 200 M€ seront consacrés dès cette année à la création de plateformes de contenus pédagogiques pour les organismes de formation et à la mise à disposition de contenus digitalisés gratuits ; et 160 M€ pour le financement de formations à distance (FAOD). Le Fonds national pour l’emploi (FNE) consacre jusqu’à 1 Md€ à la formation des seuls salariés en chômage partiel (entre 70 et 80 % du coût de la formation) dans les secteurs prioritaires de l’industrie, du numérique, de la transition écologique et de la santé. Quant à l’apprentissage, il est boosté depuis 2020 par le plan de soutien de l’État, qui laisse aux 15-26 ans six mois pour trouver un stage en entreprise (contre trois auparavant) et aide les entreprises embauchant un apprenti (de 5 000 à 8 000 euros par apprenti). Bilan : + 11 % de contrats signés par rapport à 2019, un “record historique”, selon la ministre du Travail, Élisabeth Borne. Des formations pour lesquelles le digital a été au cœur des apprentissages.
Accélération de la digitalisation
Pour les grands acteurs de la formation, le distanciel est une préoccupation depuis déjà plusieurs années, principalement en blended learning (formation mixte combinant e-learning et présentiel). Il est même complètement entré dans les mœurs pour les formations en langue, en comptabilité ou en bureautique par exemple. Principal opérateur de compétences des métiers de l’industrie, l’OPCO2i (qui rassemble 32 branches) avait déjà mis en place des dispositifs de FOAD : (formation ouverte et/ou à distance), pour répondre à la loi de 2018, axée sur l’individualisation de parcours “à la carte”. Dans le cadre du FNE Formation, il a financé et accompagné plus de 80 000 stagiaires l’an dernier. “L’enjeu numérique était déjà très présent, mais la crise a été un véritable booster pour le distanciel, observe Virginie Huguel, directrice du développement et de l’offre de services de l’OPCO2i. Dans le cadre de solutions mixtes présentiel-distanciel, nous arrivons aujourd’hui à proposer du distanciel pour des formations techniques.” Directrice de CCI Formation, qui propose depuis 2014 du distanciel, notamment en langues, gestion, informatique ou management à Grenoble, Géraldine Soto-Giroud estime qu’il va falloir surfer sur cet élan d’accompagnement à la transformation digitale. Nos formateurs, vacataires, que nous avions pourtant formés au numérique, étaient parfois réticents à revoir leurs modules. Désormais, ils s’y sont tous mis ! Et la cohabitation présentiel distanciel va être nécessaire parce que les nouvelles générations arrivent avec une culture et de nouvelles compétences numériques”. En plus des classes virtuelles (plébiscitées par 76 % des organismes de formation interrogés par la FFOD), CCI Formation propose désormais du mobile learning (accès permanent aux formations via un smartphone, faisant principalement appel à des contenus ludiques) pour “maintenir en alerte” les stagiaires durant leur formation.
Dans l’enseignement supérieur aussi, le passage au distanciel s’est fait dans l’urgence. À Grenoble IAE, c’est Zoom que l’on a principalement utilisé, en plus du Moodle de l’Université Grenoble Alpes, “dont nous avons découvert toutes les possibilités (quiz, organisation d’examens, etc.) durant le confinement, explique son directeur, Christian Defélix. Et nous avons revu le séquençage des cours pour les rendre plus ludiques et digestes à distance”. L’institut a en parallèle investi dans du matériel pour gérer facilement les situations de formation hybride : tablettes et écrans géants avec système de son permettant d’interagir.
Les limites du “tout en distanciel”
Cette interaction, dont dépend l’efficacité d’une formation, est mise à rude épreuve avec le distanciel. “Le présentiel fait partie de la culture du travail : on se retrouve entre collègues, rencontre des confrères d’autres entreprises, visite d’autres lieux, souligne Géraldine Soto-Giroud. Dès la fin du premier confinement, nos clients nous ont d’ailleurs demandé d’y revenir.” Sans émulation de groupe, difficile de s’impliquer, surtout si l’on ne connaît pas physiquement les autres stagiaires, remarquent les formateurs. “L’apprentissage est aussi social, affirme Christian Defélix à l’IAE. On apprend avec ses sens, son corps, avec la présence dans un environnement particulier et propice. Le confinement nous a fait réexpérimenter cela. Sans présentiel, il est difficile de continuer à exiger et viser l’excellence de nos étudiants.” Selon l’enquête de la FFFOD, 39,7 % des organismes de formation interrogés voient dans le distanciel un risque, notamment celui de dégrader la qualité des formations. Chez Naaho, organisme de formation de Seyssinet-Pariset (2 salariés, CA 2019 : 180 k€), Luc Santin a une double vision du sujet, puisqu’il anime des formations de formateur et conçoit pour les industriels du bassin grenoblois des modules d’e-learning. “Le distanciel dépend des objectifs que l’on cherche à faire atteindre aux stagiaires. Il fonctionne bien pour l’apprentissage des connaissances, et quand il doit y avoir de l’interaction la classe virtuelle convient bien. Mais quand il faut commencer à mettre en pratique, cela devient difficile. Par exemple, dans mes formations, l’analyse des besoins marche bien à distance, mais sur la technique d’animation d’une formation, mieux vaut être en présentiel.” Idem pour le type de formations dispensées. À l’IMT, le plus important CFA de l’Isère, le directeur Thomas Viron constate que le français, les mathématiques ou la technologie ont pu se faire en distanciel, “mais former en visio un boulanger avec un micro-ondes dans sa cuisine, c’est difficile !” La plupart des formations sur des gestes techniques ont ainsi souffert durant le premier confinement. Tirant leçon de ces enseignements, celles nécessitant un plateau technique, par exemple pour les métiers du bois, de bouche ou de l’industrie, ont été autorisées pendant le second confinement. Comme son homologue de l’IMT, le directeur de la fédération départementale des MFR, Alain Merlat, remarque que “les apprentis préfèrent apprendre ici, en atelier, plutôt qu’avec des tutos. C’est très difficile de maintenir leur attention, leur motivation, leur temps de connexion et leur ponctualité”. Et tous deux de regretter que de nombreux élèves de CAP aient décroché pendant le confinement, bien que les cours aient été scindés et que des tablettes aient été achetées pour les jeunes non équipés. Face à ce risque de décrochage, la Région et Pôle emploi ont enjoint les organismes de formation à maintenir les formations en présentiel pour les publics éloignés de l’emploi.
Réduire la fracture numérique
Dans la formation, la fracture numérique se révèle être un vrai sujet. L’UGA, l’IMT ou les MFR ont investi dans des tablettes pour ne pas laisser au bord du chemin les jeunes décrocheurs, parmi lesquels tous ont un smartphone, mais pas toujours les gigas, ou le wifi nécessaire au cours en distanciel. Dans les métiers de la production industrielle, de la logistique, du BTP ou de l’artisanat, de nombreux salariés ne sont pas équipés de PC chez eux. Thomas Viron, à l’IMT, précise que même certains formateurs du CFA, aux compétences très techniques et manuelles comme la charpente, n’ont pas besoin d’ordinateur pour travailler. “Une familiarité avec le numérique que l’on trouve en revanche dans le management, l’administratif ou le commercial, et cela dans une même entreprise !” remarque Géraldine Soto-Giroud.
S’adapter aux nouveaux besoins numériques a aussi un coût pour les entreprises. “Les outils que nous avons acquis ne seront rentabilisés que sur plusieurs années, pronostique Géraldine Soto-Giroud. Car nos sessions de formation continue sont conçues sur mesure, et ces outils ne peuvent être utilisés chacun que deux, trois fois par an.” Chez de plus petits organismes de formation, de tels investissements sont en revanche plus difficiles à décider : “Rien que faire un émargement nécessite l’achat d’un logiciel… Il y a tellement de chantiers qui ont été mis en place en ce moment que certains se sont perdus.” Le recours à des sociétés spécialisées peut être un choix judicieux. Altros Groupe, qui réunit quatre sociétés de portage salarial, à Grenoble (185 consultants, CA 2019 : 8,6 M€), a répondu dans un premier temps sur le besoin de prise en main de Zoom avec l’appui de Koweb (fondée à Grenoble, aujourd’hui dans le Tarn) pour former les consultants formateurs à cet outil. “Aujourd’hui les besoins exprimés se portent sur les meilleures façons d’intégrer le distanciel dans les objectifs pédagogiques et de découper les séances”, explique Régine Eyraud, responsable formation à Altros.
Le blended learning plébiscité
Si les critiques se multiplient sur les risques de déshumanisation et de perte d’efficacité causés par le distanciel, ce dernier présente des avantages clés, comme l’attestent près de 59 % des organismes de formation interrogés par le FFFOD. Au premier rang desquels, bien sûr, la continuité de la formation et les gains logistiques : plus besoin de location de salle, de frais de restauration, d’hébergement, de déplacement, possibilité de former en multisite… le calcul est vite fait dans certains grands groupes, déjà bien équipés en outils de visioconférence. “Nos outils de distanciel ont agrandi notre panel de formations et ont même attiré de nouveaux clients, car il est plus facile à caser dans des agendas bien chargés”, note Géraldine Soto-Giroud, de CCI Formation. Le compte personnel de formation (CPF) ayant institutionnalisé les besoins personnalisés de formation, la souplesse du distanciel est aussi un atout certain. À l’OPCO2i, Virginie Huguel renchérit : “La formation à distance permet d’apprendre quand on veut, où l’on veut, tout en validant ses objectifs.” Pour des formations liées à la transmission de connaissances, notamment de type réglementaire, le distanciel devrait ainsi s’installer durablement, sans perte de qualité, prédit-on chez les formateurs du secteur, comme il fait partie désormais du paysage dans l’apprentissage des langues. Et même pour les formations techniques, l’OPCO2i annonce que l’environnement virtuel de travail pourrait permettre de proposer davantage de formations 100 % distancielles, comme il existe déjà des logiciels pour apprendre à piloter des porte palettes ou manier des métiers à souder. Mais pour toutes les formations glissant vers le numérique, l’attention doit néanmoins être portée au tutorat. “Le formateur laisse plus de travail en autonomie sur la plateforme, résume Géraldine Soto-Giroud. En parallèle, il doit concentrer son effort sur d’autres éléments ou aptitudes : l’animation, le maintien de la motivation des stagiaires, s’assurer qu’ils suivent, vérifier leur temps de connexion, leur ponctualité, etc.”
Les organismes de formation doivent donc tirer profit des solutions digitales en se montrant plus agiles dans leur adoption, et en collaborant avec les nouveaux acteurs du numérique – qui sont entrés en force dans le secteur grâce à leur maîtrise des données utilisateurs –, mais sans s’y assujettir pour autant. La Fédération de la formation professionnelle (FFP), dans son étude “Les impacts du numérique”, préconise à ses adhérents de privilégier le blended learning afin de se repositionner sur le marché, sans perdre de valeur. Ce qui suppose de proposer une offre intelligible, un positionnement clair, mais aussi d’affirmer une vision forte en fournissant une expérience physique unique, différenciante, et un distanciel engageant. Pour cela, la FFP leur recommande de rester ouverts aux opportunités de partenariat et de faire évoluer continuellement leur catalogue. La crise sanitaire a montré qu’ils le pouvaient, avec succès, dans des conditions d’urgence. Ils doivent désormais le faire de façon raisonnée, avec le recul apporté par l’expérience. Tout en conservant, de façon constante, l’humain au centre de l’apprentissage. Ce que ne garantit pas à coup sûr l’offre pléthorique disponible sur l’appli MonCompteFormation.
F. Baert
Infos clés
Démarré très progressivement dans la formation, le distanciel a connu un brutal coup d’accélération sous la contrainte
39,7 % des organismes de formation voient dans le distanciel un risque de dégrader la qualité des sessions
Faire face au phénomène de décrochage est un véritable défi pour tous les acteurs de la formation
Gain de temps, gain sur les frais logistiques... le distanciel contribue à faire baisser les coûts de la formation
La montée en flèche du distanciel
• Les outils de webconférences ont été utilisés à 76 % depuis le confinement, contre 32 % avant. • 82,6 % des organismes de formation jugent le digital learning complémentaire à la formation présentielle.
Sources : France Compétences, Dares-réseau des Carif-Oref (“Enquete of Covid”), FFFOD. |
Saga Formation maintient l’attention des stagiaires
“Passer au distanciel pour mes formations techniques a pris un peu de temps. Il a fallu que les différents publics intègrent que c’était possible.” À la tête de Saga Formation, Marie-Antoinette Sende a dû faire migrer en distanciel ses sessions au printemps 2020. Animant depuis 1995 à Grenoble des formations techniques en comptabilité-finance ou en législation de paie, elle observe que “la visio marche bien pour les managers qui étudient stratégiquement des tableaux financiers, mais moins bien pour réfléchir aux mécanismes comptables avec des raisonnements faisant intervenir un cadre juridique et social en même temps”. La principale difficulté du distanciel, selon Marie-Antoinette Sende : s’assurer que les stagiaires suivent. “Comme il n’y a pas de langage non verbal, cela perturbe le ressenti du formateur. Cela nécessite énormément de concentration.” Pour pallier ces écueils, ses clients ont proposé de réduire de moitié la durée des sessions. Après essais, le format à la journée reste le plus efficace en distanciel, “mais dans ce cas, il ne doit pas dépasser deux jours”.
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GEM parie sur les formations hybrides
Selon Adrien Champey, directeur adjoint de la formation continue à Grenoble École de Management, “le présentiel reste très approprié pour certains programmes, le leadership notamment, qui fait appel à des approches comportementales. Mais les modèles de formation hybrides vont s’imposer dans beaucoup d’autres domaines, car ils sont souples et utiles en particulier pour les équipes en multisite”. L’agilité du passage du présentiel au distanciel a ainsi été une priorité pour l’établissement, et la plupart de ses programmes ont été repensés pour les 3 500 salariés de ses 50 entreprises partenaires. En parallèle, GEM a investi 1,2 M€ pour déployer 32 Hyflex Rooms, des classes permettant de faire travailler ensemble un groupe en présentiel et autre en distanciel, avec une grande qualité sonore et des possibilités d’échanges accrues. “Nous nous appuyons également sur des pédagogies expérientielles, comme nos serious games digitalisés ou des simulations en réalité virtuelle, avec l’appui de notre Lab d’innovation”, termine Adrien Champey.
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