Réinventer la vie au bureau
La crise sanitaire amplifie les changements du rapport au travail. Ces modifications révolutionnent l’aménagement des espaces, conçus de plus en plus comme des lieux d’échange et de vie sociale. Mixité des usages, circulation facilitée des idées et des collaborateurs : place enfin à l’entreprise fluide et ouverte ?
« Le monde du travail est en profonde mutation et nous devons y être très attentifs, prévient d’emblée Quentin Nier. Le dirigeant de la société Habilis, spécialisée en aménagement des espaces de travail (CA 2020 : 3,5 M€, 14 personnes), à Échirolles, précise toutefois que cette transformation trouve ses racines avant la crise sanitaire. Des attentes nouvelles, portées par la nouvelle génération de collaborateurs nés avec Internet, « ont commencé à bouleverser le rapport au travail. Les jeunes qui entrent dans l’entreprise véhiculent des notions de bien-être, de temps libre et de cohabitation, d’ailleurs pas forcément incompatibles avec les contraintes liées à la Covid-19 », estime Quentin Nier.
Recentrage sur l’humain
Le recours au télétravail depuis plus d’une année a amplifié le désir de mobilité favorisé par l’ère digitale. Et avec le travail à distance quasi généralisé, les liens sociaux se sont distendus. « Les collaborateurs ne sont plus présents en même temps dans l’entreprise et souffrent de moins se rencontrer », observe Maurice Pellet, gérant d’Adeos, concepteur d’espaces et de mobilier de bureau installé à Meylan. Les bureaux doivent dès lors en tenir compte pour recréer de la convivialité et de l’énergie collective. « Le bureau doit être centré sur l’humain et ses usages, plus que jamais. L’heure est à la flexibilité et à l’hybridation », pointe Quentin Nier d’Habilis.
La flexibilité, les entreprises l’appliquent déjà à travers le flex office. Ce mouvement d’optimisation des espaces, ajustés en fonction de la présence ou non des collaborateurs dans l’entreprise, a démarré il y a quelques années déjà. « Dans la banque-assurance, dans le secteur de l’énergie, les entreprises avaient déjà réussi à réduire de 10 % le nombre de bureaux, et avec eux les dépenses d’énergie. Cette tendance touche bien d’autres secteurs aujourd’hui », explique David Darmon, de l’agence Prolocaux à Grenoble, conseil en immobilier d’entreprise. Du coup, les entreprises se projettent sur des superficies globalement plus petites, « avec moins de bureaux, mais en contrepartie davantage d’espaces de réunion », note Maurice Pellet, d’Adeos.
La maison s’invite dans l’entreprise
Moins de bureaux, et pourtant plus de vie à l’intérieur : à quoi ressemblent ces nouveaux espaces de travail ? « Les dirigeants sont conscients de la nécessité de varier les superficies et les fonctionnalités. Ils créent par exemple des lieux de réunion nomades, protégés par de grands rideaux plutôt que des cloisons, car plus faciles à ouvrir et fermer », détaille Cyril Jacquillard, gérant fondateur d’Ojishi, aménageur de bureaux et conseil mobilier à Grenoble. « Ils inventent aussi des espaces de vie propices à la rencontre, à la créativité et à l’engagement des collaborateurs », insiste David Darmon. Mots clés : horizontalité, inclusion et partage. C’est ainsi que sur un même plateau, on peut trouver aujourd’hui « des mini-salles pour des réunions en tête à tête et des espaces largement ouverts de type forums », décrit Quentin Nier.
Pour parfaire l’ambiance, côté déco, certaines entreprises vont jusqu’à mêler l’esprit lounge, voire brocanteur, au plus strict : « Cette mode du dépareillé que l’on voit depuis quelques années dans les foyers commence à apparaître dans les entreprises », souligne Cyril Jacquillard. Autrement dit, les codes domestiques fleurissent sur les lieux de travail. Bien plus que l’inverse : les collaborateurs sont peu enclins à laisser l’univers de l’entreprise franchir le palier de la maison. Car si les fabricants sont de plus en plus nombreux à proposer du home office, celui-ci n’est pas forcément du goût des collaborateurs distants : « À la maison, on n’a pas envie d’avoir un espace de travail qui ressemble à celui du bureau. Ils recherchent davantage une ambiance cocoon », souligne Maurice Pellet. Du coup, les fabricants ont commencé à revoir leur copie, en proposant des gammes de bureaux stylées, aux fauteuils design. La taille des plateaux s’est réduite pour ne pas encombrer le salon. Avec le souci du détail : « Les piètements qui mixent le bois et le métal s’intègrent bien dans l’ambiance chaleureuse de son chez-soi », confie Cyril Jaquillard.
Les changements s’accélèrent
Par leurs aspirations nomades et hédonistes, les collaborateurs ont ainsi réussi à donner une valeur nouvelle à l’organisation des espaces de travail. À tel point que les professionnels sont de plus en plus sollicités directement par les services RH des entreprises, à la place des services généraux. Et cela va même plus loin : « Les salariés sont parfois invités à s’impliquer eux-mêmes dans la démarche d’équipement, observe Quentin Nier.
Du coup, nous concevons avec eux leur futur bureau, dans une approche à la fois personnalisée et modulaire, car les cycles de changement s’accélèrent. » Cette agilité dont les entreprises font preuve sur leurs marchés s’exprime ainsi, de plus en plus, dans le choix des espaces de travail. Et c’est toute une profession qui change à son tour : « Nous ne sommes plus là pour écouler des stocks de bureaux, notre métier devient du conseil stratégique, à haute valeur ajoutée. D’autant que s’y joue aussi la marque employeur de l’entreprise. »
Les petites entreprises plus en pointe que les grandes ?
Ces évolutions, aussi justifiées soient-elles, tardent toutefois à se généraliser. « Un certain nombre d’entreprises guettent de nouvelles perspectives et tendent à différer leurs investissements d’aménagement, sauf dans le cas où les projets étaient décidés juste avant la crise sanitaire », fait remarquer David Darmon, de Prolocaux. Selon les professionnels, les TPE et petites PME sembleraient prendre la mesure des changements plus vite que les grandes. « Les responsables RSE avançaient de beaux discours sur la qualité de vie au travail avant la crise sanitaire, mais peu de projets d’ampleur se sont pour l’instant concrétisés. Sans doute pour des raisons budgétaires », regrette Maurice Pellet. Une frilosité qui pourrait aussi s’expliquer par la remise en cause des relations hiérarchiques traditionnelles qu’impliquent ces projets.
R. Gonzalez
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