Immobilier d’entreprise : transition ou révolution ?
Forte demande pour l’immobilier d’entreprise de qualité et labellisé énergie, obsolescence des parcs de bureaux existants à l’aune du décret tertiaire, réindustrialisation contrainte par l’objectif Zéro artificialisation nette… les professionnels de l’immobilier et les entreprises avancent sur des voies étroites pour trouver des locaux à la mesure de leurs ambitions. Quelles sont leurs marges de manœuvre ?
Les professionnels du secteur de l’immobilier d’entreprise parlent d’une même voix : l’année 2022 aura encore été marquée par un très fort dynamisme des transactions de bureaux dans la région grenobloise. « Nous connaissons une année record dans le tertiaire, avec un doublement du nombre de transactions supérieures à 1 000 m2 par rapport à 2021 », avance Hugues de Villard, président de la Fnaim Entreprises 38 et directeur de l’agence Axite CBRE à Grenoble. Une telle vitalité s’explique par la conjonction de deux principaux phénomènes. Les entreprises sont d’abord amenées à se réorganiser, parfois de manière radicale, suite à la pérennisation du télétravail, porté à trois jours en moyenne dans les plus grandes. Celles-ci sont en même temps à la recherche d’espaces plus collaboratifs, conçus pour davantage de convivialité. Deuxièmement, le dispositif éco-énergie-tertiaire (DEET, ou décret Tertiaire) pousse les sociétés à s’installer dans des bureaux de qualité environnementale supérieure. Les petites surfaces ne sont pas en reste : sur ce segment, la dynamique immobilière est due à « la reprise de l’activité économique post-Covid et à la poursuite de la diminution du chômage », indique-t-on encore chez Axite CBRE.
Le démarrage d’un vaste mouvement
Le risque d’obsolescence précoce
En France, l’immobilier tertiaire s’étend sur près d’un milliard de mètres carrés. On y dénombre 3,2 millions de bâtiments tertiaires (dont 52 % privés), qui représentent 17 % de la consommation énergétique totale. Le coût moyen de leur rénovation énergétique a été estimé à 350 € le m2, selon l’Ademe. L’application du décret Tertiaire, qui enjoint les entreprises de plus de 1 000 m2 plancher ou cumulés à baisser leurs consommations d’énergie de 60 % d’ici 2050 par rapport à 2010 (avec un premier palier de – 40 % dès 2030), modifiera la valeur des stocks, en frappant d’obsolescence précoce de nombreux bâtiments de seconde main. « Les deux années qui viennent vont voir le marché se réorienter massivement sur des actifs moins énergivores, compte tenu du décret tertiaire, mais aussi du coût exorbitant de l’énergie et de la volonté des dirigeants de réduire leur empreinte carbone », prédit Guillaume Trignat, directeur des programmes chez Gilles Trignat Résidences. La majorité des grands groupes l’ont déjà fait, et maintenant les PME leur emboîtent le pas, sensibilisées au coût immobilier global, c’est-à-dire aux coûts engendrés par l’usage et la vie du bâtiment, en plus des loyers.
Le risque d’obsolescence précoce
Ainsi, même si la valeur locative d’un immeuble est plus élevée dans le neuf que dans l’ancien, le coût d’une implantation dans un immeuble neuf peut finalement s’avérer moins important que dans des locaux de seconde main. La Fnaim Entreprises 38 évalue à près de 100 000 m2 la surface des stocks de bureaux de la région grenobloise difficiles, voire impossibles à commercialiser en l’état. « Leurs propriétaires pourront, au choix, les remettre à neuf moyennant des coûts très importants, ou accepter de les revendre à très bas prix à d’autres opérateurs qui pourront en supporter les frais », explique encore Sylvain Michalik, directeur de l’agence Paribas Real Estate, à Montbonnot. Et s’ils refusent ? « Les bâtiments se transformeront en friches et c’est alors aux collectivités locales d’intervenir, au cas par cas : déconstruire ou transformer en logements. »
Aide à la requalification énergétique et nouveaux programmes
Pour accompagner les entreprises dans leurs efforts, l’Ademe a mis en place un Observatoire de la performance énergétique de la rénovation et des actions du tertiaire (Operat). Cette plateforme permet aux propriétaires, bailleurs ou occupants de locaux tertiaires, de déclarer leurs consommations énergétiques chaque année et de se situer par rapport aux objectifs à atteindre. La Métropole de Grenoble accompagne concrètement les entreprises dans leurs travaux, à travers le dispositif MurMur TPE/PME. Elle a déjà proposé des diagnostics gratuits de consommation d’énergie à une centaine d’entre elles et des aides financières à la rénovation, pour un montant cumulé de près de 40 k€. De nouveaux programmes de bureaux réussissent aussi à sortir de terre pour requalifier le stock à l’aune des obligations réglementaires. Souvent sur des zones rapprochant désormais l’activité économique et l’habitat, comme Inovallée ou bien à Échirolles, à l’entrée du centre d’Eybens, où l’opérateur Gilles Trignat Résidences livrera fin 2024 une opération mixte comprenant 150 logements et 1 530 m2 de bureaux à la vente.
Locaux d’activités : pénurie en vue
L’activité industrielle a enregistré en 2022 de très bons scores également. « En demande placée des locaux d’activité, nous nous situons à peu près au niveau de l’année précédente en termes de mètres carrés. Sachant que les chiffres de 2021 avaient été gonflés par l’opération Verkor, qui représentait à elle seule 18 000 m2 », décrit Guillaume Woutaz, directeur de l’agence Arthur Loyd, à Grenoble. Cette demande, qui restait soutenue fin 2022, est toutefois amenée à ralentir dans les prochains mois. Les perspectives sont obérées par la diminution des produits qualitatifs disponibles et des terrains à bâtir. Avec le risque de réactions en chaîne : « Dès qu’une entreprise ne peut plus déménager, gare à l’effet domino ! », prévient Sylvain Michalik. De nombreuses demandes pour de nouveaux locaux restent aujourd’hui insatisfaites : « Les listes d’attente s’allongent. Une entreprise doit compter un an minimum pour avoir une réponse, et pas toujours satisfaisante ! » regrette Guillaume Woutaz. Sur Centr’Alp, géré par le Pays Voironnais, les quelque 11 hectares de surface disponibles sont soumis à des procédures d’aménagement ralenties par des considérations environnementales. Une part d’incertitude pèse aussi sur les 16 hectares potentiellement offerts à l’économie sur la zone de Bièvre Dauphine. Autre inquiétude exprimée par les professionnels : comme pour l’habitat, les financements deviennent plus compliqués à trouver pour l’achat de locaux, les banques relevant leurs conditions. « Avec un nombre croissant de dossiers refusés malgré de bons résultats, des chefs d’entreprise qui souhaitaient acheter pour se constituer un patrimoine sont contraints de revenir sur le marché locatif », pointe Sylvain Michalik.
Une nouvelle économie en friches
Preuve de l’attractivité persistante de la région grenobloise, les investisseurs privés restent très présents. « Malgré le contexte bancaire, ils jouent toujours le jeu, sont prêts à prendre des risques : c’est qu’ils ont confiance en l’économie locale », observe Guillaume Woutaz. Cet optimisme résistera-t-il à l’épreuve des contraintes fortes esquissées par le Zéro artificialisation nette, qui vient se surajouter à la pénurie foncière locale ? Intégrée dans la loi Climat et Résilience, la ZAN prévoit de diviser par deux le rythme de la consommation d’espace entre 2021 et 2031, avant d’atteindre un solde nul entre artificialisation et renaturation en 2050. Deux décrets adoptés en avril dernier ont fixé les contours de cette ZAN, dans un contexte de consommation effrénée des terres nourricières et naturelles depuis 35 ans en France. Les sols artificialisés sont ainsi passés de 2,9 millions à 5 millions d’hectares entre 1982 et 2018, soit 9 % des sols nationaux (source : Agreste – Enquête Teruti). Acteurs économiques et élus l’admettent, il faut en finir avec le gaspillage du foncier. C’est en ce sens que nombre de friches industrielles de la région grenobloise sont aujourd’hui remises en état de marche. À l’image du site de General Electric, à Grenoble intra-muros, qui, racheté par l’agence 6e Sens et entièrement réhabilité, a rapidement trouvé preneur. La friche Allibert, emplacement stratégique au cœur de la Zone à faibles émissions, représente elle aussi « une attente très forte de la collectivité ». La reconfiguration en cours de la ZA des Sagnes, à Saint-Martin-le-Vinoux, dans le prolongement de la zone d’Oxford, offrira 1,7 hectare aux entreprises. L’ancien site de Sintertech de Pont-de-Claix, où la Métropole de Grenoble a racheté 2,5 hectares de friches et 10 000 m2 de bâtiments, constitue également un nouveau gisement pour le déploiement de l’activité économique. Ces mouvements de « reconstruction de l’activité sur l’activité ancienne » sont encouragés par l’État, qui a mis en place le Fonds friches, dans le cadre du plan France Relance : la friche industrielle Alliance à Vizille, la ZAE des Peupliers, à Grenoble et dans une moindre mesure le pôle SLS Actiparc Sillon Alpin au Cheylas (voir encadré) ont pu en bénéficier. Les deux premières éditions du Fonds friches ont financé 1 118 projets de réhabilitation en France, dont 4,1 millions de mètres carrés pour l’activité économique.
Concilier réalisme économique et sobriété foncière
Les friches ne sauraient cependant suffire à accueillir toute l’énergie créatrice des entreprises. Et la dépollution de leurs sols s’étale parfois sur une décennie, un temps beaucoup trop long pour l’économie. Pour permettre aux entreprises de trouver rapidement la place qui leur manque, l’heure est donc à la densification des zones existantes. C’est le cas sur la plateforme chimique de Pont-de-Claix, qui pourrait encore mobiliser une huitaine d’hectares « pour des activités ICPE en lien avec la chimie sans aggraver le risque ». Ailleurs, la Métropole agit avec précaution, au cas par cas avec les communes pour étudier la possibilité d’intégrer de l’activité économique sur les parcelles classées AU (« à urbaniser »). Le Plan local d’urbanisme intercommunal, qui défend la préservation des espaces naturels et agricoles existants, a déjà fait disparaître des radars des projets d’aménagement économique autrefois imaginés sur des zones agricoles, comme le Technovillage de Murianette, sur 26 hectares. Il favorise en revanche la verticalité avec des hauteurs importantes autorisées pour les activités productives et de bureaux. Des opérateurs planchent déjà sur la verticalisation accrue des constructions, y compris pour la production. « Tous les acteurs de la chaîne essaient de faire plus avec moins », évoque Guillaume Woutaz. Comment ces nouveaux modèles d’aménagement pourront-ils favoriser le développement économique et la création de nouveaux emplois ? C’est pour répondre à cette épineuse question que la fédération nationale des Schémas de cohérence territoriale (SCoT) a signé en décembre dernier un partenariat avec le Medef. Leurs visions croisées pourront peut-être réussir à injecter du réalisme économique dans des politiques d’aménagement légitimement pensées pour la sobriété foncière.
R. Gonzalez
Commentaires
Ajouter un commentaire