Formation professionnelle : réforme ou révolution ?
Un an après l’adoption de la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, comment les acteurs de la formation se sont-ils emparés de la réforme ? Quelles sont les grandes adaptations qu’il leur faut accomplir ? Quelles interrogations la mise en application de cette nouvelle loi soulève-t-elle encore ? Premier bilan d’une vaste transformation en cours…
Un “big bang” dans la galaxie de la formation… ainsi s’affirment les répercussions de la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel. “Les entreprises de formation, par les lois de 2004, 2009 puis 2014, ont souvent été réformées et re-réformées. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un changement de cap radical, énonce Valérie Javelle, présidente de la Fédération pour la formation professionnelle en Auvergne-Rhône-Alpes. La réforme s’inscrit dans une nouvelle vision, considérant que le capital compétences présent dans les entreprises, chez les salariés, les jeunes, l’ensemble des citoyens, forge la richesse d’une nation. Et ce n’est pas anodin, dans un pays qui connaît un taux de chômage structurel élevé, où selon des sources différentes 3 millions de jeunes sont sortis des radars du système éducatif ou ont du mal à entrer dans l’emploi, et où en parallèle des chefs d’entreprise qui souhaitent recruter ne trouvent pas les ressources dont ils ont besoin.”
Les OPCA se transforment en OPCO, les “opérateurs de compétences”
De fait, insiste Valérie Javelle, “c’est la première fois qu’une réforme impacte autant toute la chaîne de la formation, en changeant à la fois structures, outils et dispositifs”. Premier maillon de cette chaîne, et non des moindres : les OPCA (organismes paritaires collecteurs agréés) au nombre de 21 en France avant la réforme. Organisés par branches (services automobiles, sociétés du numérique, chimie pétrole pharmacie plasturgie, banques assurances, métallurgie…), les OPCA étaient auparavant chargés de collecter les fonds de formation des entreprises, de les mutualiser et les redistribuer en fonction de règles et de priorités qui leur étaient propres. Les OPCA ont été transformés par la loi en OPCO (opérateurs de compétences), au nombre de 11 seulement. C’est désormais l’Urssaf qui procédera à la collecte des fonds formation, reversés à France Compétences, instance de gouvernance et de financement de la formation professionnelle. Elle-même opérera une répartition et un reversement des fonds, auprès des OPCO au titre de l’apprentissage et de l’aide au développement des compétences pour les entreprises de moins de 50 salariés, des Régions pour le financement des CFA et des formations liées au développement économique du territoire, et de l’État pour la formation des demandeurs d’emploi.
“Gagner la bataille mondiale des compétences”
D’aucuns analysent ce bouleversement du paysage comme une véritable “nationalisation” de la formation professionnelle. D’autres, comme une volonté d’orienter les 32 milliards d’euros annuels consacrés à la formation en France, vers des priorités plus clairement énoncées : servir l’employabilité des personnes et leur adaptation professionnelle dans un contexte de mutations économiques et techniques, et “insérer durablement dans l’emploi un million de jeunes et un million de demandeurs d’emploi”, selon la ministre du Travail. Pour l’heure, 2019 se révèle encore être l’année de transition entre deux grands modes d’organisation. “Agefos avait auparavant un caractère interprofessionnel, qui n’existe plus avec la réforme. Nous devenons l’OPCO des entreprises de proximité (commerces, services à la personne, immobilier, imprimerie et industries graphiques…) en nous joignant à Actalians. Jusqu’au 31 décembre 2019, nos deux organisations poursuivent leur vie propre, avant de fusionner au 1er janvier 2020, avec dévolution de l’ensemble des biens, des contrats de travail, des dossiers, auprès de la nouvelle instance. Une gouvernance constituée de 60 administrateurs est mise en place, qui devra tenir compte des financements prioritaires fléchés par la réforme : plus de formation en direction des premiers niveaux de qualification de l’entreprise (CAP,BEP…), davantage de formations au numérique, renforcement des contrats de professionnalisation et surtout d’apprentissage”, commente Christian Perrier, délégué départemental d’Agefos PME Isère.
Le plan de formation devient “le plan de développement des compétences”
Même scénario de réorganisation dans l’industrie, où les différentes branches se regroupent dans un OPCO interindustries. Celui-ci s’appuie sur 12 délégations régionales, nommées AR2I (association régionale interindustrielle). “Le conseil d’administration d’AR2I Auvergne-Rhône-Alpes s’est réuni pour la première fois fin juillet. Son siège est à Lyon et sa présidente pour deux ans est Emmanuelle Perdrix, dirigeante d’une entreprise de plasturgie de l’Ain élue à l’unanimité des dix administrateurs”, annoncent Thierry Uring, délégué général de l’Udimec, et François-Louis Lardenois, directeur de l’Adefim Arc alpin, bientôt intégré dans l’AR2I. Cette organisation régionale, avec 15 000 entreprises pour un peu plus de 400 000 salariés de l’industrie, s’impose déjà comme l’une des plus importantes au niveau national. “Alors que nous étions collecteurs de contributions qui restaient au sein de nos organisations, il nous faudra désormais négocier avec France Compétences nos enveloppes budgétaires servant à financer les actions de formation des entreprises. Quant à notre mission, elle évolue d’une situation d’optimisateur de financements, vers un rôle d’accompagnateur du développement des compétences réelles des salariés. Pour autant, nous lancerons toujours des formations destinées à relever le challenge de la transformation de l’industrie, finançable par le CPF du salarié, et abondé par l’entreprise si elle le souhaite”, complètent les deux représentants.
Un CPF crédité en euros
Précisément, le Compte personnel de formation, ou CPF, se trouve profondément modifié par la réforme. Depuis le 1er janvier 2019, il est crédité en euros et non plus en heures, à raison de 500 euros par an (plafonné à 5 000 euros) pour chaque actif, et de 800 euros par an (plafonné à 8 000 euros) pour les personnes pas ou peu qualifiées. C’est lui qui permet “à toute personne active, dès son entrée sur le marché du travail, d’acquérir des droits de formation mobilisables tout au long de sa vie professionnelle”. Chacun, après s’être identifié sur le site moncompteactivite.gouv.fr, aura la possibilité de consulter son crédit en euros, de disposer d’un premier niveau d’information sur les formations éligibles. Et dès la fin de l’année, une application dédiée permettra de choisir, réserver et acheter en ligne ses formations, sans intermédiaire. C’est ainsi que l’appellation de la loi, “pour la liberté de choisir son avenir professionnel”, avec des droits libérables à l’initiative des actifs, prend tout son sens.
Rendre l’offre plus accessible pour le grand public
Cet aspect de la réforme, doublé d’une nouvelle approche par les compétences, est certainement le plus impactant pour les organismes de formation. Il contraint en effet chacun d’entre eux à réaliser une “révolution copernicienne”, tant au niveau du descriptif des formations que de la conception des contenus pédagogiques, de leur format en coût et heures, repensés pour être compatibles avec un achat libellé en euros. À cet égard, 2019 marque une année de préparation intensive pour les organismes de formation. “Nous avons dû reformater les offres, notamment en langues, afin qu’elles permettent facilement aux étudiants, aux salariés ou aux personnes en reconversion, de “mettre à profit leur pouvoir d’achat en formation”. De même, nous proposons davantage de formations courtes, entrant dans un cadre plus large de formations diplômantes et certifiantes, par exemple en marketing, en développement commercial ou international, illustre Géraldine Soto-Giroud, directrice de CCI Formation. Le site Internet a également été totalement revu pour améliorer la visibilité sur les formations et faciliter l’inscription directe du “grand public”.
Une refonte de l’offre en “blocs de compétences”
Mais la transformation la plus importante est certainement celle réalisée par les établissements d’enseignement supérieur disposant d’une offre de formation continue. L’ensemble de l’offre est ainsi passée au crible pour entrer dans la nouvelle épure des “blocs de compétences”. “L’enjeu est de délivrer aux entreprises des certifications à visée professionnelle qui soient finançables, via le CPF ou la période de professionnalisation, et reconnues par France Compétences sur la base de critères qualitatifs et normatifs avérés. D’où l’impératif de reprendre l’ensemble du process de formations, depuis la conception jusqu’à la livraison”, analyse Véronique Girod-Roux, responsable de la gouvernance des titres & VAE à Grenoble École de Management. À GEM, 80 % des titres RNCP, représentant plus de 4 000 heures de formation en cumul, et 350 heures par titre, en moyenne, ont été mis à jour selon les nouvelles exigences. Une trentaine de certificats sont également en cours de création et de reconnaissance”. Même approche du côté de Grenoble IAE : “Les formations par blocs et par thématique – usages avancés et spécialisés des outils numériques, conception et pilotage de solutions de gestion, culture managériale et organisationnelle, comportements et postures au travail… – se suivent sur une durée allant de 7 à 28 heures. Comme les financements sont dorénavant aussi envisagés par blocs, il sera plus facile et moins contraignant pour un salarié de se faire financer”, avance Charlotte Disle, directrice formation continue. À Grenoble IAE, il est donc possible de suivre la totalité d’une formation diplômante en master, ou certaines matières composant la formation, et le rythme aménagé de la formation continue est compatible avec une activité professionnelle. “Nous tenons compte des attendus des entreprises, qui disposent pour beaucoup de cadres déjà bien formés et diplômés, et qui ne demandent pas tant un énième diplôme qu’une validation de compétences dans des domaines bien précis et parfois nouveaux”, ajoute Nicole Élisée, responsable communication et relations publiques de Grenoble IAE. De même, Grenoble INP (CA du département formation continue : 1,5 M€, dont 470 k€ pour les stages qualifiants) met l’accent sur le développement de formations courtes, permettant l’acquisition de certificats de compétences, tel celui consacré aux “systèmes embarqués et objets connectés”, qui requiert 2 jours par mois en présentiel sur 10 mois, constitué lui-même de 5 modules. Ou encore celui dédié à l’“écoconception de produits et systèmes” ou à “l’industrie 4.0”. “60 % de métiers encore inconnus devraient émerger d’ici 2030. Cette mutation touche avant tout les formations scientifiques, techniques, liées à l’électronique, le numérique, l’énergie, l’environnement. Nous avons aussi déjà une attente forte de la part des entreprises sur l’intelligence artificielle. Cela impose de revoir sans cesse l’offre, avec entre 20 % et 30 % de nouveautés par an dans notre catalogue”, précise Jean-Marc Dedulle, directeur de la formation continue à Grenoble INP.
Vers une carence accrue de profils qualifiés ?
Au rang des questionnements, ces organismes redoutent toutefois la raréfaction des financements pour des parcours longs de “passages cadres”, permettant par exemple à des bac +2 d’acquérir, en reprise d’études soutenue par l’entreprise, un diplôme d’ingénieur ou d’école de commerce en bac +5. “Nous sommes connus et reconnus par les entreprises pour cette trajectoire, et ce d’autant plus que la région grenobloise a un énorme besoin d’ingénieurs. Ainsi, 14 entreprises locales ont fait le choix en 2019 de former 22 salariés à un titre d’ingénieur. Or nous constatons un refus croissant de financement par les Fongecif (ndlr : CPIR à partir du 1er janvier 2020) sur leur demande”, pointe Jean-Marc Dedulle. Un vrai paradoxe de la réforme, à l’heure où la mutation des technologies exige des connaissances de plus en plus spécialisées, qui font aujourd’hui défaut dans les entreprises. D’autant qu’il existe un véritable “angle mort” dans la réforme pour les entreprises comprises entre 50 et 300 personnes. Mais l’évolution est bel et bien confirmée par les OPCO. “Les flux financiers sont très largement réorientés vers les demandeurs d’emploi ou les personnes ayant peu de qualifications, au détriment du plan de formation de l’entreprise de plus de 50 personnes. À cet égard, toutes n’ont pas encore réellement pris conscience de la portée de la réforme”, souligne un représentant d’un OPCO. À charge donc, pour ces entreprises, d’absorber le coût d’investissements, important, dans ces formations censées accompagner leur transformation. “Aider les entreprises de moins de 50 salariés à anticiper l’avenir, à exprimer et formaliser leurs besoins dans un plan de développement de compétences et optimiser son financement, requerra encore davantage de proximité. Nos équipes y sont prêtes !”, soulignent Thierry Uring et François-Louis Lardenois.
Une prime aux grands acteurs
De l’autre côté, les formations rendues accessibles et disponibles sur la future application, dès cette fin d’année, rendent la plupart des acteurs songeurs, voire dubitatifs. “Que signifiera, demain, disposer d’un montant en numéraire à dépenser sur une appli de smartphone – une marketplace de la formation qualifiante, instaurant une concurrence totale entre organismes ? Le premier élément visible, dans cette vitrine, sera le prix et même la promotion ! Quelle qualité imaginer pour une formation certifiante, en présentiel, à un coût de 500 euros ?”, interroge Christian Perrier. Tous perçoivent immédiatement un corollaire à cette “libéralisation” du marché : une baisse du coût des formations, compensée, en partie, par une montée de l’e-learning ou des formations à distance, susceptible d’atteindre cet objectif. Un deuxième phénomène est tant attendu que redouté : la prime à la marque, qui devrait favoriser les grands organismes, et se traduire inévitablement par une concentration des acteurs. Des phénomènes déjà bien amorcés par les vagues de certification et labellisation des organismes, imposées par les précédentes lois. En 2016, la Fédération de la formation professionnelle relevait déjà une baisse de 50 % des marges des organismes de formation intervenue entre 2008 et 2012. Une nouvelle inégalité d’accès à la formation ? Revers de l’ambition réformatrice de cette loi : les changements sociétaux visés ne se réaliseront pas sur un, deux, ou même trois ans. De même, l’ampleur du “tsunami organisationnel” qu’elle suscite n’aurait, selon les acteurs, pas été complètement anticipée et mesurée par l’État, tant au niveau des organismes que des établissements d’enseignement. Faudra-t-il envisager l’ouverture des centres de formation en fin de journée et le samedi pour tenir compte de la demande croissante de salariés qui désireront consommer leur crédit CPF en se formant, en présentiel, hors temps de travail ? Les entreprises choisiront-elles d’abonder les CPF des salariés, dans le cadre de parcours longs ? “On ne peut effacer 50 ans d’habitudes, de pratiques, comme cela. Ce qui signifie que l’on ne percevra qu’à l’issue de quelques années la portée des dispositifs instaurés, reprend la présidente de la FFP en Auvergne-Rhône-Alpes. Au niveau de la FFP, nous exprimons deux appréhensions : la faible importance accordée aux petites entreprises de formation, dont certaines s’inscrivent pourtant naturellement dans les innovations et les évolutions les plus dynamiques du marché pour leurs clients ; et le creusement des inégalités dans l’accès à la formation des territoires. Imagine-t-on les grands opérateurs des métropoles, faire du sur-mesure et se déplacer dans les PME et TPE de la Creuse ou du Cantal, au prix affiché sur la plate-forme ? Attention à ne pas aggraver la fracture entre les territoires, et à faire des bassins reculés les territoires oubliés par la réforme !”, prévient Valérie Javelle.
É. Ballery
La formation professionnelle en France
- 17 millions de personnes formées chaque année
- Effort total de la nation pour la formation professionnelle : 32 Md€ par an (incluant rémunération des personnes formées, restauration, hébergement…)
- Un secteur concentré : 3 000 entreprises réalisent 70 % du chiffre d’affaires du secteur
- 150 000 salariés
- Qui finance la formation professionnelle ?
Les entreprises : 45 %
Les administrations pour leurs agents : 17,3 %
Les conseils régionaux : 14,3 %
L’État : 12 %
Pôle Emploi et autres administrations : 7 %
Les individus : 4,3 %
Source : Fédération pour la formation professionnelle
A savoir
- 2019 s’impose comme une année de transition entre deux grands modes d’organisation.
- France compétences est l’autorité nationale de régulation et de financement de la formation professionnelle.
- L’ensemble de l’offre est passée au crible pour se conformer aux “blocs de compétences”.
- 60 % de métiers encore inconnus devraient émerger d’ici 2030.
- Attention à ne pas faire des bassins reculés les territoires oubliés par la réforme.
Apave mise sur ses formateurs-experts
Un organisme comme Apave, leader des formations sécurité et santé au travail (habilitation électrique, risque chimique, amiante, Caces…), a bien ressenti une montée de la concurrence dans son secteur. “Sans jamais transiger sur la qualité, nous nous différencions par une offre e-learning et par davantage de réactivité dans les formations au poste de travail. Et aussi par des offres sur mesure conçues, par exemple, pour la pose des compteurs Linky, ou les conducteurs de ligne automatiques de sociétés grenobloises. Dans le cadre de journées de cohésion, nous animons de véritables sessions de sensibilisation aux risques, avec jeux de rôles, pour inscrire durablement les valeurs de la sécurité dans l’entreprise”, témoigne Olivier Onave, responsable du centre de formation d’Apave Grenoble. Le réseau Apave, fort de 2 500 formateurs-experts intervenant aussi bien en anglais, espagnol, italien, arabe, constitue également un plus pour les grands groupes, lorsqu’il s’agit de déployer pour eux des standards de formation à portée stratégique, au niveau mondial. “Certains de nos formateurs reviennent par exemple de Malaisie ou d’Australie, pour ces entreprises internationales.”
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Reconversion professionnelle : l’armée en ligne de mire
Et si les pratiques et savoir-faire des armées en matière de reconversion professionnelle étaient appelés à devenir de futurs standards de la vie civile ? “Dans les armées, on recrute, on forme et on reconvertit. Nous employons par exemple des jeunes à partir de la fin de 3e, qui reçoivent des compléments de formation tout en étant logés, payés et nourris. Nous avons besoin de toutes les compétences : chauffeur de bus, pâtissier, comptable, technicien maintenance,contrôleur aérien… Après 10 à 15 ans de service, les engagés reviennent dans la vie civile, et bénéficient, pour ce retour, d’un congé de reconversion. Leur savoir-être est particulièrement apprécié par les employeurs”, témoigne le commandant Christophe Bougenot, coordinateur du centre d’information et de recrutement des forces armées (bureau Air), citant un ancien pompier devenu aide-soignant. À l’inverse, le Cirfa armée de l’air de Grenoble vient d’embaucher une secrétaire de 28 ans, auparavant en entreprise et qui a souhaité “donner un cours plus dynamique à sa vie”, ou une jeune bachelière de 19 ans. “Nos métiers se féminisent”, poursuit le commandant. Un point commun avec les entreprises : la difficulté à trouver des profils pour les différents corps d’armée, “premier recruteur de France”.
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