La formation professionnelle en quête de nouveaux équilibres
La formation professionnelle s’est trouvée profondément transformée par la loi du 5 septembre 2018. La réforme a été initialement conçue dans l’objectif de répondre aux nouvelles évolutions du marché du travail. Depuis son application au 1er janvier 2019, de forts impacts ont été enregistrés sur l’apprentissage et la formation continue. Si les organismes de formation se sont adaptés aux grandes évolutions, beaucoup redoutent de nouvelles mesures plus défavorables. État des lieux et perspectives.
« L’année 2023 devait être une année d’ajustements importants de la loi de 2018. Mais entre-temps est survenue la réforme des retraites », relève Fouzi Fethi, responsable du pôle droit et politiques de formation au sein de Centre Inffo*. Très attendue, cette évolution des mécanismes de la loi Pour la liberté de choisir son avenir professionnel, devrait « remettre dans le circuit les partenaires sociaux, avec l’idée d’encadrer la formation dans une approche plus collective, de réfléchir aussi aux dispositifs de reconversion qui n’ont pas bien fonctionné. Ou encore de proposer une gouvernance paritaire au CPF, car la question du contrôle se pose », précise-t-il. D’abord reportée, la première copie des ajustements devrait être rendue en mars. Ils apportent des éléments nouveaux à une loi qui « a profondément modifié les dispositifs et, au-delà, le paysage même de la formation », soulignait le bilan de la Cour des comptes* publié en juin 2023. Car le big bang de la libéralisation de la formation coûte cher. Il s’est aussi parfois éloigné de ses objectifs initiaux, ou nécessite de nouvelles mesures pour remédier à des abus ou dérives identifiés.
Un bilan en demi-teinte
Certes, quantitativement, le bilan est flatteur. Plus de 860 000 contrats apprentis ont été enregistrés en 2023 (près de 290 000 en 2017), sept millions de salariés ont été formés en utilisant leurs droits CPF depuis l’application de la réforme, 3 000 centres de formation d’apprentis ont été créés. Cependant, les besoins en compétences des entreprises ne sont pas encore satisfaits. Et si des organismes de formation ont pu bénéficier d’une certaine libéralisation du système, c’est au prix de profondes remises en cause et d’interrogations sur l’avenir. « La réforme requiert beaucoup d’agilité », confirme Géraldine Soto-Giroud, directrice de CCI Formation-Grenoble. Comment construire une feuille de route et une performance sur un terrain aussi mouvant ? *Association dotée d’une mission de service public dans le champ de l’emploi, de la formation et de l’orientation, sous tutelle du ministère en charge de la Formation professionnelle.
*La formation professionnelle des salariés. Après la réforme de 2018, une stratégie nationale à définir et un financement à stabiliser, Cour des comptes, rapport public thématique, juin 2023.
Le succès de l’apprentissage
Du côté de l’apprentissage, l’embellie est exceptionnelle depuis 2018. Une bonne santé due à plusieurs facteurs. Le premier est le regroupement des contrats de formation en alternance (deux contrats auparavant, apprentissage et contrats de qualification), qui joue un effet accélérateur sur les chiffres. Le second levier est une politique d’aide incitative aux employeurs : aide de 6 000 euros maximum octroyée à une entreprise qui embauche un jeune alternant en contrepartie de l’effort et des moyens de formation alloués. Troisième facteur : la très forte augmentation du nombre d’apprentis pour des formations de niveaux supérieurs. En 2022, ils concernaient 63 % du total des contrats d’apprentissage signés. « La demande des entreprises et des jeunes est très forte. Nous avons connu une hausse de 10 % des contrats essentiellement due à la mise en place du BUT en alternance », confirme Marc Oddon, vice-président à la formation continue et à l’apprentissage à l’Université Grenoble-Alpes. Les formations en tertiaire supérieur préparant à des diplômes bac +3 ou +5 ont le vent en poupe (gestion, marketing, communication…), ce qui rejaillit sur les écoles et les universités.
Un bilan terni par les métiers en tension
Pour les CAP, BEP et bacs pro en revanche, la situation est plus mitigée : 166 847 contrats ont été signés en 2021, contre 124 242 contrats en 2018. Bien loin des 442 000 contrats équivalents bac +2 et plus enregistrés en 2021. La Cour des comptes dresse un constat sans appel : « Alors que certains métiers connaissent des tensions fortes, comme la construction, l’industrie et des métiers de l’artisanat, le développement de l’apprentissage ne permet pas d’y répondre compte tenu du déficit d’attractivité de ces métiers pour les jeunes, qui préfèrent se tourner vers des formations tertiaires. » Or, les formations tertiaires ne couvrent pas tous les besoins des bassins d’emploi. « Il est beaucoup plus difficile pour nous de trouver des candidats. Depuis la réforme, nous sommes à la fois concurrencés par le tertiaire supérieur, par l’évolution du nombre de centres de formation, et la mise en place de formations perçues comme plus attractives que celles des métiers en tension », alerte Thomas Viron, directeur du Campus de l’alternance (IMT, IST et ISCO), établissement de la CCI de Grenoble. Guère plus, donc, d’apprentis formés au travail des métaux, du bois, de l’électricité ou l’électronique, ou encore aux métiers de services à la personne, pour les niveaux inférieurs ou équivalents au bac. « Il convient de porter une attention particulière au développement de l’alternance pour ces formations », soulignent les rapporteurs de la Commission des affaires sociales du Sénat en 2022.
Une meilleure image de l’apprentissage, mais pas encore des métiers
Ce « désintérêt » est-il un problème d’attractivité des formations, ou plutôt des filières professionnelles ? « À chaque fois, la formation sert de béquille. Mais cela ne fonctionne pas comme cela. Avant même de parler d’apprentissage, l’enjeu de l’attractivité des filières est prioritaire », affirme Antoine Amiel, fondateur de Learn Assembly, cabinet accompagnant la transformation des acteurs de la formation. Il ne servirait donc à rien de multiplier les ouvertures de places dans des centres, tant que cet obstacle n’est pas levé. Thomas Viron en est bien convaincu : « Notre ADN est de répondre aux besoins des branches, mais nous rencontrons des problèmes de sourcing. Nous devrions avec les entreprises aborder davantage le sujet des salaires et des opportunités de carrières, d’emplois non délocalisables et de l’évolution des conditions de travail, pour convaincre des jeunes de venir se former. » Si toutes les formations d’apprentis ne s’y retrouvent pas, la loi a néanmoins permis de redorer l’image de l’apprentissage.
Quid du financement ?
Toutefois, une inquiétude demeure. « Le gouvernement tient à conserver la dynamique de l’apprentissage pour atteindre les objectifs d’un million d’apprentis à 2027. Mais il entend réduire la facture en agissant sur le niveau de prise en charge, qui reviendra alors aux entreprises », explique Fouzi Fethi. L’enveloppe consacrée à l’apprentissage a déjà atteint près de 10 Md€ par an. Deux coups de rabot ont été ordonnés en 2022 et 2023, permettant à l’État d’économiser 840 M€. « Nous devons rester vigilants, car une baisse significative poserait des difficultés. Il faut pouvoir trouver le bon équilibre », prévient Marc Oddon. « Cela pourrait impacter jusqu’à 10 % de notre budget, ce qui altère les investissements dans la mise à niveau des équipements techniques mis à disposition des apprentis. Il n’y a pas équivalence de coûts entre les filières de formation », ajoute Thomas Viron. Des décisions qui pourraient jouer là encore en défaveur des formations nécessitant d’importants plateaux techniques.
Le CPF, outil plébiscité, mais mal utilisé
Autre mesure instaurée par la loi de 2018 qui connaît un succès indiscutable, le compte personnel de formation (CPF). En 2023, 1,25 million de Français ont eu recours à ce dispositif. Néanmoins, victime de son succès, il s’est éloigné petit à petit de ses objectifs initiaux. « La démocratisation du CPF a surtout servi à financer des formations non certifiantes, même si elles peuvent avoir une utilité dans le parcours professionnel des bénéficiaires et assez peu celles menant à des diplômes ou titres professionnels inscrits au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) », détaille la Cour des comptes. Seules 12,3 % ont été financées dans ce sens. Parmi les formations les plus demandées, le permis B, l’aide à la création d’entreprise et le TOEIC arrivent en tête. Comment, dès lors, envisager de relever des défis aussi cruciaux, et à portée générale, que la transition numérique, la transition énergétique, la cybersécurité, l’intelligence artificielle ? « Il est important de mieux flécher le CPF vers des compétences répondant aux besoins stratégiques actuels et à venir des entreprises », estime Antoine Amiel.
Des réductions de prise en charge, sans prise en compte de la qualité
Par ailleurs, des effets non anticipés ont également conduit à des dérives et de mauvaises pratiques (fraudes, démarchages agressifs, etc.). Si bien que le gouvernement a souhaité remettre de l’ordre, en instaurant une régulation de l’offre, en intensifiant les contrôles des organismes de formation pour éliminer les coquilles vides. Il imagine en même temps un reste à charge en fonction de la qualité de la formation (jusqu’à 30 % des coûts). « Afin de lutter contre les fraudes et dans une logique de réduction des coûts, tous les centres, quel que soit leur niveau de qualité, payent les pots cassés, pointe Géraldine Soto-Giroud. Autre contrainte : l’ensemble de nos sous-traitants devront être labellisés Qualiopi au 1er avril. Cela pose problème pour des petites structures ou des indépendants qui ne pourront s’y conformer et avec lesquels nous ne pourrons plus travailler. » Des exemptions pourraient néanmoins les concerner. Au total, le budget CPF est donc revu à la baisse. Il représente, en 2023, 2 Md€, soit 400 M€ de moins que prévu initialement.
Une adaptabilité permanente
De nouveau, les organismes de formation s’adaptent. Ils cherchent à se diversifier, à innover dans leur approche pédagogique ou à anticiper les prochaines attentes. En identifiant les besoins du territoire, l’Université Grenoble-Alpes propose depuis 2022 huit blocs de compétences en cybersécurité ou dans le solaire. « L’objectif est d’en atteindre une trentaine », prévient Marc Oddon. Il souhaite faire de l’université un acteur de référence de la formation continue en développant, notamment, « l’école des métiers d’avenir ». À CCI Formation, la prospective représente un nouvel axe stratégique « fondamental » de la structure. « Cinq personnes réalisent une veille permanente sur les enjeux de transition numérique et écologique afin de développer des offres de formation qui soient en lien avec les défis qu’ils représentent », indique Géraldine Soto-Giroud. Au campus de l’alternance, le développement de la formation continue est aussi en projet. Dans un environnement dynamique, mais instable, chacun s’emploie donc à pérenniser et faire évoluer son offre, tout en préparant le futur.
R. Charbonnier et E. Ballery
Infos clés
CHIFFRES CLÉS de France Compétences en 2022
1,8 million d’actions de formation financées par le CPF
2,1 Md€, montant du financement allous au CPF sur l’année
811 500 jeunes en apprentissage dans le secteur privé (+14 % par rapport à 2021)
9,7 Md€ consacrés à l’alternance
19 000 projets de transitions professionnelles soutenus
1,7 Md€ consacrés à la formation des demandeurs d’emploi, dans le cadre du PIC (Plan d’investissement dans les compétences)
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