Le travail en 100 % digital à l’épreuve du Covid-19
Mi-mars : le visage du travail change radicalement en l’espace de quelques jours, et même de quelques heures ! Le télétravail s’impose comme une réponse essentielle à la situation de confinement. De multiples entreprises ont ainsi dû mettre en place les outils dédiés. Avec un enjeu : prévenir les cyber-risques que peut engendrer l’improvisation.
En 2017, seulement 3 % des salariés français pratiquaient le télétravail de façon régulière, et 7 % de façon occasionnelle, au moins un jour par semaine, selon une étude de la Dares réalisée en 2019. Ce paysage s’est trouvé totalement bouleversé par l’annonce du confinement, qui s’est traduit le 17 mars à midi par la fermeture de toutes les entreprises de secteurs économiques jugés “non vitaux”. Du jour au lendemain, 20 % des salariés sont passés au télétravail, 45 % des Français ne travaillant tout simplement plus (sondage Odoxa-Adviso Partners, avril 2020). Les seules applications de visioconférence ont été téléchargées entre 15 et 30 fois plus qu’au dernier trimestre de 2019, selon un rapport d’App Annie, une start-up qui analyse les données mobiles des applications sur iOS et Google Play.
Télétravail, à vos marques, prêts…
Pour les sociétés de services, ce sont quasiment 100 % des salariés qui ont été placés en travail à distance à partir du 17 mars. “Face à la généralisation du télétravail, la situation a été très variable selon la maturité digitale des sociétés. Pour le secteur du numérique, les façons de travailler ont été très peu modifiées. Pour toutes celles qui n’avaient pas déployé d’outils de travail collaboratif avant la crise sanitaire, l’improvisation, voire parfois le bricolage, ont prévalu. La technologie est l’un des facteurs constitutifs du système d’information, devenu un enjeu central des entreprises. La situation a montré que la littératie numérique faisait défaut, alors même qu’elle est essentielle”, atteste Federico Pigni, professeur en systèmes d’information à GEM, une école passée à 100 % de cours à distance dans les trois semaines qui ont suivi le confinement.
Une inégalité d’accès constatée par Anne Munchenbach, dirigeante- fondatrice du cabinet de conseil en stratégie, Innotelos, qui accompagne les entreprises dans leur transformation digitale. “Les entreprises multi-sites travaillaient déjà très bien avec les méthodes collaboratives à distance. Pour les cabinets comptables,par exemple, la mise en place du télétravail a aussi été plutôt réussie. La situation s’est avérée plus difficile pour celles qui utilisent des outils très pointus comme les laboratoires ou les activités de R&D. De même, les PME n’ont pas forcément eu le temps ni les compétences pour anticiper les bonnes mesures.”
Un accélérateur de transformation
L’inégal accès à la transformation digitale est également attesté par le CEO de CyberSecura, David Rozier, relevant “le petit commerce de quartier, impliqué à 5 %, et les entreprises qui gèrent déjà 99 % de leur activité via le numérique. La crise n’a fait que contraindre les entreprises les moins digitalisées à s’y mettre du jour au lendemain. Ce que tous recherchent dans la transformation digitale, c’est avant tout la plus value générée par un gain d’efficacité”. Téléphonie, édition de logiciels ou de solutions collaboratifs, infrastructures big data, cybersécurité… les acteurs grenoblois du digital ont su faire preuve d’agilité devant “cette situation qui a été un super accélérateur de transformation digitale”, comme le pointe Renaud Cornu Emieux, professeur d’économie de l’information et de la connaissance et de gestion des systèmes d’information, et spécialiste du management collaboratif digital chez GEM.
Le travail collaboratif dans les starting-blocks
Les solutions de travail collaboratif ont ainsi été les grandes gagnantes du confinement. Elles ont été déployées à grande échelle pour tous les collaborateurs travaillant depuis chez eux : de la gestion commune de projets au partage d’informations (Slack, Trello, Wrike, Google Docs, WhatsApp), en passant par les réunions virtuelles et webinaires (Zoom, Skype, Hangouts Meet, Webikeo, Klaxoon) ou plateformes collaboratives intégrant plusieurs outils (Teams, Monday, Wimi). La @Digital League de l’Isère a ainsi très rapidement mis en ligne sur son site une boîte à outils de solutions collaboratives proposées par les adhérents de la région AuRA. French tech in the Alps a lancé un fil Slack afin que toutes les entreprises du numérique du sillon alpin tchatent, partagent leurs expériences, participent à des webinaires… Pour la première région numérique après l’Île-de-France et les nombreuses entreprises spécialisées du digital “software” du territoire grenoblois, il a donc fallu non seulement organiser le travail à distance pour leurs propres équipes, mais également accompagner leurs clients dans la mise en place de ce télétravail “à marche forcée”. “Les outils étaient disponibles et bien appropriés. Les craintes ont été plutôt liées à la capacité des infrastructures à répondre à la démultiplication des connexions, aux zones blanches encore très nombreuses, et aux inégalités sociales devant le numérique”, précise Renaud Cornu Emieux.
Le télétravail, en tête chez les acteurs du digital
Pour les spécialistes du numérique, la pratique du télétravail était déjà développée depuis plusieurs années. Elle a été généralisée à 100 %, avec de nouveaux outils permettant de conserver le lien entre les équipes durant ces longues semaines de confinement. C’est le cas chez Hurence, par exemple, expert en big data. “Mon objectif était que les 13 collaborateurs ne se sentent pas isolés. Alors que j’étais contre le “all-hands” systématique, j’ai mis en place une réunion hebdomadaire pour que l’onse donne des nouvelles, partage les informations, les nouveaux contrats signés, ou la situation de la trésorerie. J’ai aussi encouragé la création d’un forum Townsquare sur la vie de la “cité’’, un autre pour les clients. Nous possédions heureusement déjà des infrastructures à distance, comme un outil pour développer du code en communautés sécurisées avec eux. En continuant notre travail avec les clients, nous avons eu l’impression de faire corps avec eux”, se réjouit la CEO Laurence Hubert. Même son de cloche pour Eloquant, et son DG, Alain Bouveret, qui a mis ses troupes (105 personnes en France, 75 sur le territoire grenoblois) en télétravail dès le vendredi précédant l’annonce, afin qu’elles soient opérationnelles au plus vite et dans les meilleures conditions. “Notre sujet d’inquiétude n’était pas tant les outils individuels, avec des postes de travail portables sécurisés déjà en place pour chacun, que de savoir si leurs réseaux internet allaient bien tenir…”, précise le DG. Chez Silverpeas (7 salariés, CA 2019 : 600 k€), fondée en 2003, spécialiste d’intranet collaboratif open source, où le télétravail se pratique depuis 10 ans, les équipes sont passées de 40 % en télétravail à 100 %. “Nous continuons à 100 % après le 11 mai, et reviendrons probablement au rythme habituel à la rentrée de septembre. Notre solution est idéale pour télétravailler. Les réunions virtuelles sont limitées à un stand-up meeting de 20 minutes, une à deux fois par semaine. Pour une fois, un cordonnier n’est pas trop mal chaussé”, plaisante son DG, Patrick Schambel.
Une activité en “course de fond”
Une opportunité exceptionnelle pour les entreprises digitales, tant hardware que software, de développer leurs outils spécifiques dédiés de travail collaboratif. Pourtant, elles n’ont pas, en général, connu un “sprint” de leur activité, mais plutôt des demandes sporadiques pour répondre à l’urgence. “L’activité commerciale a été mise à l’arrêt quasiment du jour au lendemain à partir de mi-mars. Les demandes d’assistance et d’infogérance ont en revanche été en forte progression les deux premières semaines : activation de messages d’accueil temporaire, renvoi d’appels, création de certificats VPN pour le télétravail, augmentation des enveloppes 4G mobile… puis cela s’est calmé en avril”, souligne Jean-Pierre Ramoul de Voxity, spécialiste de téléphonie.
Idem pour Cybersecura, le spécialiste de la cybersécurité (3 salariés) : “Notre activité a fortement diminué pendant la période du confinement, car les projets de sécurité sont souvent mis en stand-by lorsque les budgets sont tendus. Les crises sont rarement des moments où les entreprises souhaitent commencer des collaborations avec de nouveaux intervenants, alors que les enjeux sont plus que jamais d’actualité”, déplore son dirigeant. Chez Silverpeas l’activité a également un peu ralenti du fait du report des projets dans le secteur public. “Nous avons eu quelques demandes d’ouverture d’espaces de télétravail, enraison de notre référencement sur le site national du secrétaire d’État chargé du Numérique (Cédric O). Cependant, on ne peut pas dire que cela a explosé ! Nous devons être à +10 % de demandes par rapport à une période normale sur ce service”, confie Patrick Schambel.
Levier de développement
Axone Group (40 salariés, CA 2019 : 7 M€), société de services informatiques, spécialisée dans l’infrastructure et la vente de logiciels collaboratifs a vu, en revanche, son activité s’accélérer pour accompagner le millier d’utilisateurs – sur les 2 500 qu’elle suit en continu –partis télétravailler du jour au lendemain. “Le besoin d’agilité n’a jamais été aussi indispensable durant cette période et les clients ont été plutôt agiles dans l’adaptation. Le regard sur la technologie va évoluer chez nombre de PME et les besoins en nouvelles technologies, telles que la téléphonie connectée, la visioconférence, les outils collaboratifs, vont prendre une place importante au cœur du travail post-confinement”, concède Enguerrand de Carvalho, président d’Axone Group. Cette situation “de crise” a nécessité créativité et innovation dans l’offre… La start-up Workshop it! a, par exemple, digitalisé, depuis sa création en 2017, des outils de collaboration et des méthodes d’animation d’équipes innovants. Eloquant, éditeur de logiciels depuis près de 20 ans, délivre, via une plateforme,une solution de gestion des interactions clients multicanal : appel, email, chat, SMS, réseaux sociaux, chatbot, callbot… Dans cette période singulière et sensible, Alain Bouveret a mis à disposition gracieusement des services particuliers, comme du “push SMS”, des campagnes d’envoi de masse, ou une enquête de “météo interne”, afin de tester régulièrement le moral des collaborateurs.
Outils collaboratifs “sur mesure”
La Scop Alma (100 salariés – CA 2019 : 10,3 M€), qui a fêté ses 40 ans en novembre dernier, est une entreprise de services numériques experte en collaboratif, en infrastructure et en sécurité, par ailleurs éditrice de logiciels métier pour l’industrie et la santé. Elle a particulièrement déployé ses solutions collaboratives. “Ce sont toutes les applications qui permettent de partager l’information et de faire collaborer les personnes : gestion documentaire, intranet/extranet, digital workplace, outil numérique du collaborateur, ou des applications de gestion de projets déployées sur mesure pour le client en ces temps de télétravail. Une réflexion sur le travail à distance sera nécessaire, car de nombreuses entreprises l’auront testé, auront fait l’expérience que cela peut très bien fonctionner. Elles auront envie de développer encore plus ces outils”, confirme Sylvain Cathébras, responsable de la communication d’Alma.
Silverpeas propose une plateforme collaborative open source qui facilite la communication et la collaboration au sein des entreprises, collectivités et associations. Partage de documents, d’événements, d’enquêtes, démarches en ligne, processus dématérialisés, médiathèque, annuaire centralisé, messagerie instantanée, visioconférence… “une cosse de haricot avec de multiples petits pois d’argent, qui s’adapte à des structures de 50 personnes aux plus grandes, comme les Hospices civils de Lyon qui compte 22 000 agents. C’est une plateforme qui a pris encore plus de sens dans ce contexte, mais les entreprises françaises devraient davantage utiliser les solutions françaises, plutôt que les applications grand public de Google, Facebook ou Microsoft (GoogleDrive, Whatsapp, Skype), qui exploitent leurs données à leur insu,” témoigne son DG, Patrick Schambel.
Risque n° 1 : la sécurité
La pierre angulaire et l’enjeu essentiel du déploiement des outils de travail collaboratif, c’est bien sûr leur sécurité. Une problématique qui s’est imposée de façon encore plus manifeste pendant le confinement. “Cela a conduit à de nombreuses pratiques dangereuses pour la sécurité des données des entreprises, alerte David Rozier, docteur en intelligence artificielle, cofondateur de CyberSecura, conseils et services en cybersécurité des technologies numériques, Par exemple, l’envoi d’un fichier de données par messagerie Gmail ou l’utilisation sans précautions de base des outils de vidéoconférence… Pour les hackers, toute situation de crise est du pain bénit. Ils utilisent constamment des méthodes automatisées, comme pour trouver les mots de passe, mais en temps de crise ils augmentent la pression sur l’exploitation des failles liées à l’humain, qui fonctionnent mieux en période perturbée (mails de phishing exploitant le thème Covid- 19). Pour une petite entreprise hackée, qui perd tout son système d’information à cause d’un ransomware, attaque très courante,l’impact est énorme. Cela les conduit parfois à mettre la clé sous la porte. Pour les grandes entreprises, les coûts peuvent se chiffrer à plusieurs millions d’euros…” “Tous les systèmes connectés sont par définition vulnérables. La question est de savoir quel niveau de sécurité est nécessaire. Il est fondamental d’avoir des processus de cybersécurité, mais trop de sécurité rend le système inefficient. La sécurité est un choix et il devrait être managérial. Une organisation résiliente ne doit pas être rigide et figée, mais agile et proactive”, avance Pierre Dal Zotto, professeur assistant en SI et coordinateur de la chaire Digital Organization & Society à GEM. Pour le dirigeant de CyberSecura, des précautions de base doivent être prises. “Il faut mettre en place et paramétrer un pare-feu, mettre à jour des antivirus efficaces, installer des solutions VPN. Si des données confidentielles sont communiquées par e-mail, il est nécessaire d’utiliser des mails cryptés ou d’envoyer des fichiers verrouillés avec les mots de passe transmis séparément. La sécurité, c’est aussi former les salariés aux risques, leur donner pour chaque outil les consignes d’usages, bien sûr compatibles avec les besoins”, conseille David Rozier. “Le Cloud est complètement secure si la double authentification est opérationnelle”, ajoute Enguerrand de Carvalho.
Structurer et généraliser la démarche
Il y aura sans nul doute un avant et un après de cette expérience de télétravail “à grande échelle”. Au point de faire réfléchir de nombreuses entreprises sur la pérennisation de cette forme de travail qui présente des avantages indéniables, comme le souligne Alain Bouveret, le DG d’Eloquant : “Nous allons poursuivre un certain nombre de rendez-vous virtuels avec nos clients, c’est une façon de limiter les temps de transport et les risques d’accident, de participer à la réduction des bouchons de l’agglomération et de l’empreinte carbone, tout en minimisant la fatigue des collaborateurs.” Pour Federico Pigni, professeur en systèmes d’information de GEM, cette situation inédite a été riche d’enseignements. “On innove toujours plus sous la contrainte, la nécessité fait foi. Il y a une première phase d’innovation, celle de la bricole, ensuite intervient la seconde, de sélection, de structuration, d’institutionnalisation des innovations spécifiques. C’est l’open innovation, un aperçu de société nouvelle connectée, collaborative et sécurisée.”
B. Merle
Les principaux risques et cybermenaces liés au télétravail
• L’hameçonnage ou phishing : messages, mail, SMS, tchat…, visant à dérober des informations confidentielles telles que mots de passe, informations personnelles ou bancaires, en utilisant l’identité d’un tiers de confiance.
• Les rançongiciels ou ransomware : en chiffrant ou en empêchant l’accès aux données de l’entreprise, le hacker peut réclamer une rançon pour les libérer. • Le vol de données : le hacker s’introduit sur le réseau de l’entreprise, ou sur ses hébergements externes (cloud), lui dérobe des données pour la faire “chanter”, les revendre, ou les diffuser pour lui nuire. • Les faux ordres de virement : grâce à l’usurpation de l’identité d’un dirigeant ou d’un de ses mandataires, d’un fournisseur ou d’un prestataire, voire d’un collaborateur, le hacker demande un virement exceptionnel et confidentiel, ou un changement des coordonnées de règlement (RIB) d’une facture ou d’un salaire. |
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