Diffusion massive du télétravail : entre effets pervers et bénéfices attendus
Plus qu’encouragé par les pouvoirs publics, le télétravail n’était pratiqué que par 3 % des salariés français avant la pandémie de Covid-19 (c’est-à-dire par ceux qui le pratiquaient au moins un jour par semaine). Il concerne aujourd’hui une part croissante des salariés et des indépendants. Plusieurs enquêtes récentes évoquent des taux compris entre 25 % et 44 % durant le premier confinement.
Un an d’expérience permet de tirer des enseignements et de mieux appréhender les conséquences multiples de la diffusion du télétravail. Bien sûr, il importe en premier lieu de caractériser ce dernier. Celui du premier confinement était souvent de piètre qualité en raison de sa non préparation (il s’agissait surtout de gérer une situation d’urgence) et de la présence, pour de nombreux télétravailleurs, des autres membres de la famille sur ce qui allait devenir leur lieu de travail. Il n’a rien à voir avec des pratiques bien mieux pensées et observables depuis plusieurs années, notamment dans les pays du Nord de l’Europe.
Une intrication des effets relevant de plusieurs niveaux d’analyses
Appréhender les effets du télétravail suppose également de distinguer les niveaux d’analyse. Au niveau macroéconomique, plusieurs chercheurs associent volontiers télétravail et gains massifs de productivité, se concrétisant par d’importantes perspectives de croissance du PIB. Cette dernière s’expliquerait notamment par l’amélioration des conditions de travail et un investissement personnel plus important pour compenser l’absence physique. Des origines sans doute avérées au niveau macro mais parfois, voire souvent, fausses au niveau individuel (les conditions de travail ne sont pas meilleures pour de nombreuses personnes), voire délétères (le surinvestissement s’avère rapidement problématique). De véritables craintes concernent également les possibles délocalisations dans les activités de service, simplement parce qu’elles seraient rendues plus faciles.
Au niveau « méso », celui des entreprises et des organisations, une grande diversité de situations demeure entre celles qui étaient culturellement prêtes et celles qui l’étaient - et le sont encore - beaucoup moins. Une étude de la Direction Générale des Entreprises (DGE) datant de 2012 et portant sur les grandes entreprises françaises faisait état de gains de productivité associés au télétravail compris entre 5 % et 30 %. Au-delà de ces gains, des économies sur l’immobilier pourraient s’avérer loin d’être anecdotiques.
Au niveau micro, celui des individus, des différences plus importantes encore sont observables en fonction de la diversité des situations - participation à des réunions plus ou moins nombreuses, travail efficace sans être dérangé sur des temps plus ou moins longs - et finalement des vécus (en fonction des conditions de travail à la maison et sans doute également des profils de personnalité, certains vivant le travail à distance bien mieux que d’autres). La philosophe Julia de Funès estime par exemple que le télétravail conduit à remettre le travail à sa juste place : celle d’une activité qui s’intègrerait dans la multitude d’autres activités que comporte une journée, passant parfois au second plan en raison d’impératifs divers, plutôt que celle d’une activité qui occuperait sur une période bloquée l’essentiel de nos journées.
Un télétravail destiné à nourrir la compétition ou la coopération ?
Face aux nombreuses questions évoquées et qui restent en suspens, un point semble certain : le télétravail ne peut être bénéfique pour l’organisation et la société que s’il est bien vécu par le télétravailleur. Il me semble que, comme tout outil ou toute pratique, le télétravail sera porteur d’effets bénéfiques ou délétères en fonction de deux paramètres : les objectifs visés et les moyens déployés pour y arriver. La question essentielle est donc la suivante : qu’allons-nous faire du télétravail, et des gains de productivité qu’il génère ? Un outil de renforcement de la compétition entre travailleurs, entre entreprises, entre pays, contribuant à un centrage excessif sur les seules performances et à des délocalisations rendues possibles ? Ou encore un outil de renforcement de la coopération ? Dans ce dernier cas, il permettrait aux individus de mieux gérer les temps de travail, individuels et collectifs, renforçant l’appétence à se retrouver physiquement à certains moments. Et à véritablement œuvrer ensemble au succès de l’organisation et au bien commun qui le dépasse.
Hugues Poissonnier
Professeur à Grenoble Ecole de Management et Directeur de l’IRIMA
Commentaires
Ajouter un commentaire