Prix de l’énergie : comment dépasser l’état d’urgence ?
La hausse des prix de l’énergie bouscule les entreprises, menace leur rentabilité et parfois même leur existence. Cette inflation les contraint à revoir leur mix énergétique, leurs procédés de production, leurs horaires de fonctionnement… En parallèle, les enjeux de la décarbonation continuent à monter en puissance. Alors, comment dépasser l’état d’urgence ?
« Nous vivons la septième crise énergétique depuis le premier choc pétrolier. Mais celle-ci s’ajoute à la transition énergétique en cours, touche toutes les énergies et s’inscrit dans un mouvement à long terme de hausse des prix. Le kilowattheure pas cher, c’est terminé. » L’analyse de Carine Sebi, coordinatrice de la chaire Energy for Society à Grenoble École de Management, résume à elle seule la violence du séisme subi par les entreprises depuis 2021. À l’inverse des particuliers, protégés par le bouclier tarifaire, les acteurs économiques voient, en moyenne, quadrupler leur budget énergie lorsqu’ils renouvellent leur contrat. Mais l’échéance de contrat n’étant pas la même pour tous, les distorsions de concurrence sont fortes. Pour faire face, certaines entreprises réinstaurent le travail de nuit ou de week-end, afin de bénéficier des tarifs heures creuses.
Une explosion des demandes d’information
D’autres restreignent leurs heures d’ouverture ou leur activité, un comble pour des entreprises ! Exemple : en 2021, quand GEG achetait très cher l’électricité qu’elle revendait à un prix contractuel fixé deux ans plus tôt, elle a proposé à des clients industriels d’arrêter des lignes de production en contrepartie d’une prime : « 25 % d’entre eux ont accepté », annonce José-Luis Lacasia, directeur commercial de GEG.
La violence de la crise se mesure aussi à l’explosion de la demande dans certains secteurs. À la Compagnie de chauffage (CCIAG, entreprise gérant par délégation de service public le réseau de chauffage urbain de Grenoble et le réseau de chaleur de l’agglomération), les commerciaux ne prospectent plus : ils gèrent un afflux inédit de demandes de raccordement, venues des bailleurs sociaux, des syndics de copropriété et des entreprises. La raison ? Le mix énergétique de la CCIAG est constitué à 80 % d’énergies renouvelables, d’où un prix au kWh très attractif car décorrélé des énergies fossiles.
Même affluence chez l’installateur de panneaux photovoltaïques Piénergies, ou dans les organismes publics qui décodent les systèmes d’aides et conseillent les entreprises : Ademe, Tenerrdis, conseil en transition énergétique à la CCI… « Jusqu’ici, nos chargés de mission* faisaient du démarchage pour accompagner les entreprises dans leur transition écologique, décrit Emmanuel Goy, directeur régional adjoint de l’Ademe Auvergne-Rhône-Alpes. Aujourd’hui, ils sont submergés. L’énergie est devenue un enjeu de rentabilité, voire de survie. »
*attachés aux Chambres de métiers et aux CCI et cofinancés par l’Ademe
Des PME très fragilisées
C’est particulièrement vrai pour les PME, dont les marges ont souffert ces dernières années du Covid, puis de la hausse des matières premières et des composants, puis de l’inflation. « L’énergie, qui représentait en moyenne moins de 1 % du CA des PME, pèse désormais 4 à 8 %, estime Jérôme Lopez, président de la CPME Isère. C’est autant ou plus que le résultat net des plus rentables d’entre elles. Les dirigeants essaient de répercuter ces augmentations et se battent avec le système d’aides, qui change tous les 15 jours. À force de jouer les pompiers, beaucoup sont épuisés. »
Le plus souvent, jusqu’en 2021, l’énergie était une charge comme une autre qu’on payait sans y prêter attention. Les entreprises sont d’autant plus désarmées. Chez GEG, où tout renouvellement de contrat en 2023 se traduit forcément par une hausse, on anticipe en multipliant les efforts de pédagogie : rencontres d’information avec le Medef et les syndicats professionnels, édition de livres blancs sur les bons gestes pour économiser l’énergie à destination des papetiers, boulangers, hôtels-restaurants… Mais les entreprises hésitent à signer et se décident très tard.
La cellule de conseil en transition énergétique de la CCI note une forte croissance des demandes de « visites énergie », des audits qui identifient des pistes pour réduire les factures à court et moyen terme. Elle organise aussi pour les entreprises des ateliers sur la hausse des prix de l’énergie. Même démarche au sein du Pôle de compétitivité Tenerrdis, dont les ateliers de sensibilisation sur les mécanismes du marché de l’énergie font le plein. « Il faut lever beaucoup d’incompréhensions, témoigne Séverine Jouanneau, déléguée générale. Nombre de décideurs croient que la flambée des prix est due exclusivement à la guerre en Ukraine, sans mesurer la complexité des autres phénomènes en jeu. »
L’essor inédit du photovoltaïque
Du côté des entreprises qui ont les moyens d’agir, la réponse la plus courante consiste à s’équiper de panneaux photovoltaïques. « Leur coût a été divisé par dix en dix ans rappelle Emmanuel Goy, et une société qui utilise ses toitures et son foncier obtient un kWh dont le prix est stable et compétitif. Certaines se lancent même dans des projets de centrales de plusieurs hectares. Même s’il serait plus rapide d’agir pour réduire leurs consommations. »
Pierre-Henri Grenier, directeur exécutif de la Banque de la transition énergétique (filiale de la Banque Populaire AURA), confirme cet engouement. « Avec les prix actuels, le retour sur investissement des équipements en autoconsommation est beaucoup plus rapide. Et le photovoltaïque fait la course en tête. » À tel point que d’anciennes friches industrielles, non constructibles car exposées au risque inondation, sont reconverties en centrales solaires : c’est le cas à Brignoud, où TotalEnergies a déployé 2,2 hectares de panneaux sur un ancien site chimique de 12 hectares, après travaux de dépollution.
De nouvelles sources d’optimisation
Beaucoup de sociétés s’attachent à récupérer la chaleur fatale issue de leurs procédés, fours, enceintes, fluides, etc. : ces investissements jusque-là sans rentabilité sont redevenus attractifs. Autre piste, la gestion technique des bâtiments, pour doser au plus précis les coûts de chauffage, éclairage, ventilation, climatisation… Dans l’hôtellerie de montagne par exemple, l’économie potentielle est estimée entre 20 et 25 %. Améliorer l’enveloppe des bâtiments présente également un nouvel intérêt pour les industries énergo-intensives, qui comptent les kWh depuis les années quatre-vingt-dix et n’ont plus grand-chose à gagner sur leurs procédés de fabrication. En revanche, refaire l’isolation, la régulation thermique et la ventilation de locaux d’activités vétustes peut alléger de 5 à 10 % la facture énergétique totale. À condition bien sûr de pouvoir en supporter le coût, et l’amortir à un horizon raisonnable, compatible avec les anticipations d’activité des sites.
Les banques montent en puissance
Au-delà de cette effervescence, une tendance se dégage : la montée en puissance des banques sur le sujet. Elles ont pris la mesure du « risque énergie » pour leurs clients et gagnent en expertise et en influence. « Un banquier qui ne comprend pas un dossier ne le finance pas, explique Pierre-Henri Grenier. Nous avons ainsi formé plus de 300 conseillers, chargés d’affaires et directeurs d’agence aux questions énergétiques. En parallèle, nous avons créé un réseau d’une quinzaine d’entreprises partenaires, capables de mener de A à Z des travaux de rénovation énergétique ou d’installation d’équipements. » La logique est simple : les banques sont prospères si leurs clients sont prospères. Ce qui implique que ces derniers fassent les bons choix. La CCIAG sait qu’elle ne serait pas financée si elle décidait de réinvestir sur le charbon. Et de façon générale, les banques étudient de plus en plus les coûts de rénovation énergétique quand une société les sollicite pour acheter des bureaux. Ce changement de posture se traduit dans les chiffres : la Banque de la transition énergétique, créée en 2020, a accordé 300 M€ de prêts en trois ans. À comparer aux 25 M€ par an (en moyenne) que la Banque Populaire AURA allouait par le passé à ce type de projets.
Décarbonation : le compte n’y est pas
La question des prix est devenue si prégnante qu’elle en ferait presque oublier l’autre mur qui attend le monde économique : celui de la décarbonation. « Certes, les entreprises vont dans le bon sens en consommant moins de pétrole, de gaz ou de charbon, souligne Carine Sebi, à GEM. Mais cela ne suffira pas pour tenir les objectifs de réduction de nos émissions de carbone. » Ces objectifs se traduisent déjà dans les appels d’offres publics ou dans les critères de qualification de fournisseurs des grands groupes. Il leur faut décrire leur démarche environnementale, quantifier l’empreinte carbone de leurs produits, parfois se prévaloir d’un label ou d’une certification. Ce qui impose de l’anticipation, de nouvelles expertises, et parfois des investissements lourds.
Exemple : à la CCIAG, pour cesser de brûler du charbon sur le site de production de chaleur de la Poterne (Grenoble), la Métro prévoit d’investir 40 M€. Ceci pour modifier la chaudière d’origine, conçue pour fonctionner au charbon, et aménager des stockages spécifiques pour un nouveau combustible, le bois-déchet traité et non dangereux dit B (vieilles charpentes, portes et mobilier en fin de vie, etc.). « À la Poterne, nous en sommes aujourd’hui à 70 % de bois issu de la biomasse pour 30 % de charbon, précise Nicolas Giraud, directeur de la production et des projets de la CCIAG. L’arrêt complet du charbon est à l’étude depuis plusieurs années. Avec la guerre en Ukraine, nous avons dû nous approvisionner en Afrique du Sud, à un prix 175 % plus élevé. Le bois B, bien moins coûteux, nous fera passer à un combustible renouvelable, beaucoup plus local et neutre en carbone. » Les travaux devraient s’achever en 2027.
Combiner plusieurs technologies et mutualiser les efforts
Raisonner au-delà de la seule question des prix, c’est aussi l’optique du Liten, l’institut de recherche grenoblois du CEA dédié aux énergies renouvelables. « Le nombre de sollicitations des entreprises a bondi de 50 % en deux ans, annonce Pierre-Jean Ribeyron, responsable de l’offre technologique. Ce sont des industriels qui se donnent dix ans ou plus pour réduire leurs coûts et aller vers la décarbonation. Se passer des énergies fossiles en deux ans, c’est impossible. » Le CEA crée ainsi un jumeau numérique du site de production à améliorer, puis simule avec précision les gains réalisables, en comparant et en combinant plusieurs solutions : réutilisation de chaleur fatale, batteries, photovoltaïque, production d’hydrogène et conversion en électricité… Il simule également les procédés industriels les plus récents ; par exemple, dans les hauts fourneaux, le remplacement du charbon employé dans le process par de l’hydrogène vert fabriqué par électrolyse. « Une étude dure six mois à un an et détermine un scénario idéal, son coût, son ROI, ses émissions de carbone, avec des équipements optimisés et dimensionnés au plus près. Ensuite, nous accompagnons le projet ou l’industriel le mène lui-même. » Séverine Jouanneau, chez Tenerrdis, adhère pleinement à ces démarches multi-outils. « Pour les entreprises, il n’y a pas de solution unique, mais des combinaisons de solutions à déployer. J’irais même plus loin : plutôt que d’agir seules, elles ont intérêt à s’associer avec des sociétés voisines, par exemple à l’échelle d’une zone d’activités. » En juillet, Tenerrdis organisera sur ce sujet des journées collaboratives consacrées aux « écosystèmes industriels ». On y découvrira comment des entreprises peuvent mutualiser leurs efforts pour récupérer de la chaleur fatale, installer des réseaux de chaleur partagés, produire localement de l’hydrogène bas carbone, se doter d’infrastructures de gestion du CO2, etc. Sur ce même sujet, le CEA-Liten accompagnera la zone industrielle de Fos-sur-Mer, récente lauréate de l’appel à projets « Zones industrielles bas carbone » (Zibac), lancé dans le cadre de France 2030. Pour Séverine Jouanneau, « il s’agit de miser sur une vision systémique et sur l’intelligence collective des acteurs pour créer des boucles vertueuses ».
B. Playoust
Chiffres clés
• L’Europe représente
15 % du PIB mondial
1 % de la production mondiale de gaz
0,5 % de la production mondiale de pétrole
• Production d’électricité en Europe, selon les différentes sources d’énergie, en 2022
Éolien et solaire : 22 %
Nucléaire : 22 %
Gaz : 20 %
Charbon : 16 %
Hydroélectricité : 10 %
Autres renouvelables (biomasse, etc.) : 10 %
39 % de la production d’électricité européenne provient d’énergies fossiles
Source : Think tank Ember – https://ember-climate.org/insights/research/european-electricity-review-2023/
• Les dirigeants de PME et l’énergie
87 % des dirigeants déclarent ne pas pouvoir mener une véritable négociation avec leur fournisseur d’énergie quand ils renouvellent leur contrat
45 % estiment que la hausse des prix de l’énergie aura divisé par deux leur résultat de 2022 par rapport à 2021, voire qu’elle aura provoqué des pertes
En 2023, pour 60 % des PME, le coût de l’énergie est supérieur à 3 % du chiffre d’affaires. Elles n’étaient que 21 % dans ce cas deux ans plus tôt
9 % des dirigeants envisagent d’arrêter leur activité du fait de la hausse des prix de l’énergie.
Source : enquête CPME publiée le 30 octobre 2022
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