Haute tension sur l’emploi ?
La bataille de l’emploi est-elle sur le point d’être gagnée ? Avec des chiffres du chômage en baisse et une croissance économique forte en 2021, l’emploi connaît enfin une situation favorable. Mais les tensions demeurent sur le marché du travail. C’est particulièrement vrai en Isère, où le monde économique est partagé entre optimisme, inquiétude et entraide. Point sur la situation.
Les chiffres du chômage du dernier trimestre 2021, tombés le 18 février, ont surpris et déjoué toutes les prédictions. Le nombre de demandeurs d’emploi a en effet atteint son niveau le plus bas depuis 2008, avec un taux à 7,4 %. « Personne n’imaginait qu’on puisse avoir de tels résultats en sortant d’une des crises économiques les plus graves qu’on ait connues au cours des dernières décennies », a déclaré la ministre du Travail, Élisabeth Borne. Suivant le mouvement, le taux de chômage des jeunes enregistre la plus forte baisse et s’établit à 15,9 %, soit « les plus bas niveaux des cycles précédents à la fin des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix », détaille l’Insee.
Un environnement redevenu favorable à l’emploi ?
Après une année de récession en 2020, la situation s’est donc sensiblement améliorée sur le front de l’emploi. Pas moins de 650 000 postes ont été créés dans le secteur privé en 2021. Un record ! Pour comprendre cette situation, deux facteurs sont relevés par les experts. Le premier : la conjoncture économique, qui a connu ces 12 derniers mois une reprise intense et soutenue, avec une croissance du PIB atteignant 7 %, plus dynamique que ce qui avait été anticipé. « Du jamais vu depuis 52 ans », confirme l’Institut des études statistiques. Deuxième aspect : le paquet de mesures pris au cours des deux derniers quinquennats. À commencer par les lois Travail de 2016 et 2017, la réforme de l’assurance chômage, le plan d’investissement dans les compétences, etc. Ces initiatives ont été renforcées par celles adoptées pendant la pandémie : le plan France relance avec le dispositif « 1 jeune, 1 solution », le plan de réduction des tensions de recrutement, etc. Des réformes qui ont bouleversé en profondeur le monde du travail. Leur objectif ? Répondre aux problématiques d’emploi : endiguer le chômage, sécuriser le parcours du salarié par les compétences, faciliter les décisions de recrutement pour les entreprises. La loi Travail 2 et la réforme de l’assurance chômage comptent parmi les mesures les plus emblématiques.
L’impact de la Loi Travail 2
La réforme en profondeur du Code du travail, en 2017, est ainsi allée plus loin que la loi El Khomri de 2016. Fusion des instances représentatives du personnel, mise en place d’un CDI de projet, plafonnement des indemnités prud’homales, rupture conventionnelle collective, télétravail… la loi Travail 2 visait à « libérer » le travail, doper le recrutement des entreprises en leur offrant plus de souplesse, établir un cadre plus sécurisé pour les salariés. Si ses grandes composantes ont bien été mises en œuvre, le bilan reste contrasté, d’après la mission d’évaluation des ordonnances conduite par Jean-François Pilliard (ex-Medef) et Marcel Grignard (ex-CGT). Selon leur rapport, remis au gouvernement en fin d’année 2021, « les ordonnances n’ont pas, par miracle et à elles seules, créé la dynamique d’un dialogue social qui souffrait déjà en amont de bien des maux. Nous sommes au milieu du gué ». Il faut plutôt se pencher sur la baisse du nombre de recours devant les prud’hommes pour remarquer un possible effet « ordonnances ».
Faire reculer « la peur d’embaucher »…
Car le gouvernement a souhaité faire évoluer le droit du travail, et notamment les conditions de licenciement, pour in fine encourager et inciter les entreprises à embaucher. La nouvelle loi a promulgué le barème d’indemnisation d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, permettant de rendre plus prévisibles les coûts d’un contentieux pour l’employeur, et le montant des indemnités pour un salarié. Désormais, chacun sait où il va. Si le rapport n’avance pas encore une évaluation précise, compte tenu « de la difficulté de repérer les effets propres des ordonnances sur cet aspect », il est intéressant d’observer qu’entre 2009 et 2019, le nombre de recours formés devant les prud’hommes a été divisé quasiment par deux, quand dans le même temps des millions d’emplois ont été créés (hors période Covid). Un effet dû aux ordonnances ? Antoine Foucher, ancien directeur de cabinet au ministère du Travail et président de Quintet Conseil, le pense. « Il est certain que la peur de l’embauche dans ce pays a sauté et le droit du travail n’est plus la préoccupation majeure des dirigeants », soutient-il dans une interview sur BFM Business. Pour un bilan complet de l’impact des mesures sur la création d’emploi, le rapport de la mission d’évaluation des ordonnances mentionne un travail « en cours », analysant les liens entre évolution des pratiques de recrutement (selon les types de contrats CDI, CDD…), de licenciement, et les caractéristiques économiques et financières des entreprises. Les résultats seront connus dans le courant de l’année.
Assurance chômage réformée, quels effets à long terme ?
Autre levier pour soutenir l’emploi : la réforme de l’assurance chômage. Entrée en vigueur au 1er octobre 2021 – et dans l’intégralité de ses dispositions, en décembre – elle a pour but d’« encourager le travail », souligne le ministère du Travail. Pour y parvenir, quatre priorités ont été retenues, dont « un bonus-malus pour les entreprises fortement consommatrices de contrats courts afin de les inciter à proposer des contrats de meilleure qualité aux salariés, et un nouveau mode de calcul de l’allocation chômage ». Le gouvernement souhaite pousser « tous ceux qui le peuvent à travailler davantage et à favoriser des parcours en emplois plus durables ». Une évolution qui cristallise les débats, comme à chaque fois que les fondements de l’assurance chômage sont touchés. Pour certains, les effets escomptés ne seraient que limités, voire pénaliseraient une catégorie de chômeurs. « Cette réforme est un pari risqué, prévient Éric Hayer, directeur du département analyse et prévision à l’Observatoire français des conjonctures économiques de Sciences Po. On est en train de jouer sur 8 % des chômeurs indemnisés qui ne voudraient pas retrouver un emploi, avec le risque qu’il y ait des effets de bord sur les autres chômeurs qui seraient pénalisés, car ils n’arrivent pas à travailler plus de quatre mois. Pas de leur fait, mais parce qu’il n’est pas aisé de trouver un emploi. » L’économiste voit plutôt dans la réforme un moyen pour l’Unedic de faire des économies : près de 2 Md€ par an.
Pour les défenseurs de la réforme, cette évolution est au contraire une initiative qui va dans le bon sens. « L’écart est parfois insuffisant entre les revenus de l’assistance et les revenus du travail. La réforme est donc plus incitative pour retrouver un travail », avance Sophie Sidos, présidente du Medef Isère. Pour étayer leurs propos, des experts s’appuient sur des études montrant l’impact de la durée et du montant des indemnités chômage sur le comportement des demandeurs d’emploi. C’est le cas avec les travaux de Laura Khoury, chercheuse post-doctorale à la Norwegian School of Economics. « Le fait de recevoir des allocations chômage a une incidence négative importante sur la probabilité d’emploi », écrit-elle. De son côté, l’Unedic estime qu’il faudra encore quelques mois pour étudier l’effet des changements de comportements induits par la réforme.
Il est donc encore difficile de discerner, dans ces bons chiffres de l’emploi, la part à imputer directement aux nouvelles réformes et aux mesures de soutien à l’emploi. D’autant qu’elles viennent s’ajouter à des processus de réformes du monde du travail engagés depuis plus longtemps, tendant à recréer un contexte favorable.
Reprise et inquiétude en Isère
Mais comment, sur le terrain, se vit la situation de l’emploi ? Les effets des réformes sont-ils mesurés ? D’un point de vue général, le moral des chefs d’entreprise est bon, car la reprise est là, les clients sont au rendez-vous, les carnets de commandes se remplissent, la visibilité s’étale sur plusieurs mois. Les plans massifs de soutien à l’économie y ont largement contribué. Toutefois, face à cette embellie (trop) rapide – +12,3 % de chiffre d’affaires en 2021 en Isère – les chefs d’entreprise doivent faire face à deux difficultés majeures : le manque et le coût élevé de matières premières, et le recrutement. Pour Jérôme Lopez, président de la CPME Isère, « nous observons certes de belles croissances, mais aussi des problèmes en matière d’emploi. Les patrons se demandent comment ils vont pouvoir recruter sur des métiers qualifiés, non qualifiés et même des fonctions cadres. Et comment ils pourront répondre à l’inflation des salaires. » « C’est le sujet de préoccupation majeur après le coût des matériaux », reconnaît Bertrand Converso, président de la Fédération du BTP de l’Isère. Même constat au Medef Isère, qui relève des difficultés de recrutement jamais connues auparavant. « Les tensions touchent quasiment toutes les entreprises, tous les métiers et toutes les fonctions », confirme Sophie Sidos.
Une tension toujours marquée
Pour la première raison, la cause est sensiblement la même : de nombreux métiers souffrent de manque de candidats, et se retrouvent donc en tension. « Les métiers du BTP portent une image de pénibilité. C’est une erreur, les conditions de travail d’un employé en 2022 ne sont plus du tout les mêmes qu’en 1980. De plus, le public n’en a pas conscience, les salaires sont bien plus élevés qu’ailleurs et le système d’ascenseur social fonctionne pleinement », poursuit Bertrand Converso. « Arrêtons de diaboliser notre profession », tonne de son côté Danièle Chavant, présidente de l’Union des métiers et industries de l’hôtellerie de l’Isère. Elle abonde en présentant trois caractéristiques de son secteur : « La profession permet d’avoir une belle progression sociale, de sillonner le monde et peut conduire à créer son entreprise. » Quant aux métiers en pénurie, ils n’enregistrent tout simplement pas assez de formations, dans des domaines pourtant reconnus comme porteurs. « On constate un réel manque d’adéquation entre les formations et le marché de l’emploi », poursuit le Medef.
De nouvelles conditions de travail attendues
À tout ceci s’ajoutent des demandes nouvelles des salariés en matière de conditions de travail et de rémunération. Un comportement que la pandémie a accentué, et que renforce encore l’inflation des prix (énergie, alimentation…). De premières initiatives ont été prises. La plupart des branches ont revalorisé leur grille de rémunération, et chaque entreprise tente de faire évoluer ses conditions de travail pour devenir plus attractive. « Cela permet d’attirer des collaborateurs et de les garder. C’est un juste équilibre à trouver », souligne Jérôme Lopez. « On a d’ailleurs l’impression aujourd’hui que c’est l’employeur qui passe un entretien plutôt que le salarié », remarque Bertrand Converso. Mais cela ne suffit pas toujours.
Une mobilisation collective
Dès lors, le monde économique isérois se mobilise pour endiguer la pénurie de main-d’œuvre. « Il s’agit de rendre les métiers attractifs par une communication orientée auprès des jeunes et de leurs parents, mais touchant aussi le corps enseignant. C’est sans doute l’objectif le plus difficile à atteindre », mentionne Jérôme Lopez. Le président de la Fédération du BTP le rejoint sur ce point, en évoquant un problème de sourcing : « Il faudrait pouvoir déceler les profils dès le collège. » Ceci pour éviter en aval les NEETS (les jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation), dont le nombre est évalué à un million en France. « Il faut agir sur des leviers multifactoriels : renforcer l’attractivité du travail, augmenter les salaires, allouer des moyens importants dans les dispositifs de formation et travailler sur un vrai accompagnement de réinsertion », énumère Sophie Sidos.
Ces derniers temps, des actions se multiplient aussi sur le territoire pour répondre aux besoins de recrutement (voir encadré). Acteurs de l’emploi et de la formation ainsi qu’entreprises de toutes tailles s’engagent et s’unissent pour proposer des solutions concrètes. « Cette prise de conscience des enjeux se concrétise par une volonté pragmatique de travailler ensemble », précise Sophie Sidos. Si la bataille de l’emploi n’est donc pas encore gagnée, avec des points de friction toujours inextricables, la multiplicité des initiatives, le volontarisme, l’implication des dirigeants permettent de l’espérer. Avec un juge de paix : la capacité de rebond de l’économie en 2022-2023.
R. Charbonnier
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